Le splendide récit de Philippe Lançon, survivant de la tuerie de "Charlie Hebdo", reçoit le prix Femina

Guy Duplat

Le journaliste et écrivain Philippe Lançon a reçu lundi le prix Femina pour son livre "Le Lambeau" (Gallimard), qui revient de façon poignante sur l'attentat de Charlie Hebdo et raconte sa lente reconstruction après sa grave blessure au visage.

Le Lambeau" de Philippe Lançon est un récit nécessaire et admirable. L’écrivaine américaine Joan Didion avait déjà livré, avec "L’année de la pensée magique", un livre essentiel sur comment survivre à un deuil, dans son cas la mort subite de son mari.

Philippe Lançon, lui, raconte comment survivre à un accident (un attentat) qui vous broie le corps et la vie.

Philippe Lançon, 55 ans, est journaliste à "Libération" et "Charlie Hebdo". La veille de l’attaque terroriste contre l’hebdomadaire, il était encore au théâtre pour écouter Shakespeare et venait de lire avec plaisir "Soumission", le dernier roman de Houellebecq.

Au début de son récit, il tente de se rappeler tous les détails du jour d’avant, d’être au plus près de ses sentiments. Et comme dans tout le récit, il le fait sans pudeur ni exhibitionnisme, sans commentaires, scrutant en lui-même pour être le plus juste.

Puis survient l’attentat, incompréhensible, quand les frères K., comme il les appelle, tuent, le 7 janvier 2015, les journalistes et dessinateurs réunis pour une réunion de rédaction.

Il raconte ce chapitre saisissant depuis son corps allongé dans le sang de ses amis, mêlé au sien, sa tête proche de celle éclatée de Bernard Maris, n’apercevant des tueurs que des jambes noires et le bout d’une kalachnikov.

Est-il un miraculé ? Il est un survivant. Et il entreprend de raconter son calvaire d’après : "pour les revenants, ceux qui n’étant pas plus morts que les autres, sont allés suffisamment loin ailleurs pour n’être plus tout à fait de retour ici, dans le monde où chacun continue de vaquer à ses occupations, comme si la répétition des jours et des gestes avait un sens littéraire".

Journaliste, écrivain, il sait qu’il écrit aussi pour "découvrir ce qu’il pense" ou "penser ce qu’il voit".

Il le répète plus tard dans le récit : "on meurt un nombre incalculable de fois dans une vie, des petites morts qui nous laissent là, debout, pétrifiés, survivants, avec nos souvenirs pour bricoler la suite tel Robinson sur une île nouvelle et nul Vendredi pour nous aider à la cultiver".

"Le Lambeau" est le long et détaillé récit de 12 mois d’hôpital et 17 opérations. En plus de blessures aux bras, il a eu tout le bas du visage emporté par une balle. Il est une "gueule cassée" comme les soldats de 14-18. Il faut lui reconstruire un menton à partir de son péroné, lui greffer la peau prise à la cuisse (le "lambeau" qui donne son titre au récit), lui reconstruire une mâchoire et des dents.

Philippe Lançon ne nous épargne rien de cette longue marche dans la survie. La longueur même et la précision "proustienne" de son récit sont nécessaires pour appréhender le temps de ce voyage.

Ces détails médicaux comme la description de l’hôpital de la Salpêtrière n’étant par ailleurs que les décors de sa boiteuse résilience. On ne lit aucune analyse de l’attentat, aucune hargne. Pendant un an, il s’est coupé de la télévision et de la radio, réécrivant dans "Libé", mais seulement sur son expérience intime. "J’avais, écrit-il, le sentiment que je ne savais rien écrire de ce qui m’arrivait. Il le fallait simplement, pour réapprendre à vivre."

Son monde avait basculé et avec lui ses habitudes, ses amitiés, ses amours. Il renoue à la vie, d’abord par l’entremise de tout ce corps soignant autour de lui, essentiellement des femmes. Ce sont elles qui sont toujours davantage dans le "care", que les hommes qui ont peur de la déchéance du corps.

Il dresse des portraits affectueux, sans mièvrerie ni concessions, de Christiane, de la "Castafiore", d’Ada et son tatouage, et tous les autres qui se sont succédé à son chevet, inclus les quatre policiers qui le gardaient en permanence contre un nouvel attentat. Et d’abord, il écrit le portrait admirable de Chloé, la chirurgienne qui l’a pris en charge et "réparé" des morts-vivants.

Chloé, si forte, si intransigeante, et si juste aussi.

Sont à côté de lui, son frère, Marilyn, son ex-femme, Gabriela, sa compagne qui vivait à New York et reviendra souvent, et même François Hollande dont il dresse un court portrait plein d’humour sympathique. Mais comment revivre quand on reste hanté par ces jambes noires au milieu du sang ?

Il passe par le désespoir, il se brouille un moment avec Gabriela venue gorgée d’amour pour lui, mais arrivant d’un autre monde, de derrière le miroir de la mort qu’il avait traversé.

Le drame l’a ramené à l’essentiel, aux rites magiques, à l’enfance, pour essayer de survivre à la vie.

Ce récit est aussi une grande œuvre littéraire, à l’écriture admirable, un livre baigné sans cesse par le souvenir des musiques, spectacles, expositions, et surtout livres qu’il a vus, lus ou écoutés. "Le Lambeau" démontre que l’art comme l’amour ne servent à rien, sauf à vivre.

Jamais son immense culture n’est étalée, elle lui est juste nécessaire : "Bach m’apportait la paix, Kafka une forme de modestie et de soumission ironique à l’angoisse." Il se réjouit qu’on lui apporte un livre sur Goya, il relit la mort de la grand-mère chez Proust, "La Montagne magique" de Thomas Mann, cite Dostoïevski qui a parlé des "Possédés", Flaubert, Bergson et tant d’autres, jusqu’à Marcel Broodthaers dont il admire aussi le petit film où l’artiste-poète tente d’écrire un texte sous la pluie mais celle-ci chasse les mots. Comme pour lui.

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