"Qui a tué mon père": Edouard Louis cible les politiques responsables du déclin de son père
“Qui a tué mon père” est le nouveau livre d’Edouard Louis. L’auteur d’“En finir avec Eddy Bellegueule” accuse les responsables politiques de la déchéance physique de son père. Un livre bref, 85 pages, très fort, mêlant réflexions théoriques et écriture littéraire.
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Publié le 17-05-2018 à 19h04 - Mis à jour le 18-05-2018 à 20h37
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“Qui a tué mon père” est le nouveau livre d’Edouard Louis. L’auteur d’“En finir avec Eddy Bellegueule” accuse les responsables politiques de la déchéance physique de son père. Un livre bref, 85 pages, très fort, mêlant réflexions théoriques et écriture littéraire.
Trois oeuvres d'Edouard Louis
Edouard Louis est l’auteur de trois livres essentiels qui questionnent la violence à différents niveaux. “En finir avec Eddy Bellegueule” (2014), raconte son enfance dans un milieu prolétaire, raciste et homophobe du Nord de la France. Traduit dans une trentaine de langues, adapté au théâtre et au cinéma, le livre s’est écoulé, rien qu’en France, à plus de 300 000 exemplaires.
“Histoire de la violence” (2016) interroge les origines de cette dernière par le biais d’une agression et d’un viol dont il a été victime.
Avec “Qui a tué mon père”, le fils donne un nouvel éclairage au parcours de son paternel, qu’il envisage sous l’angle des relations dominant-dominé.
“Raconter l’incidence de la violence politique sur les corps”
Dans son premier livre, "En finir avec Eddy Bellegueule", Edouard Louis (25 ans) n’était pas tendre avec son père. "Qui a tué mon père" (sans point d’interrogation car l’auteur "dénonce", "accuse", cite des noms) voit le fils porter un tout autre regard sur son géniteur.
Quelques années se sont à peine écoulées, pourtant. Dans l’intervalle, Eddy Bellegueule est devenu Edouard Louis. Après avoir "fui" son village, le jeune homme est "monté" à Paris. Diplômé de l’Ecole normale supérieure, il a également suivi des études en sciences sociales. Présentement, il vient de commencer une thèse sur les transfuges de classe. Il a jeté son dévolu sur des écrivains comme Toni Morrison, Jean-Luc Lagarce, Annie Ernaux ou James Baldwin. Il aurait pu s’inclure, "mais je ne parle pas de moi", rit-il alors qu’on le joint par Face Time ("Sinon, j’éprouve des difficultés à croire à l’interaction", se justifie-t-il). Il est de retour des Etats-Unis où il enseigne, ponctuellement, la littérature et le "creative writing" dans une université du Nord.
Des retrouvailles éprouvantes
Dans la foulée de la publication d’"En finir avec Eddy Bellegueule", son père lui fait savoir qu’il est fier de lui. Ils se revoient - après avoir grimpé l’échelle sociale, Edouard Louis aurait tout aussi bien pu se désintéresser de son milieu populaire d’origine, voire le renier. Les retrouvailles sont particulièrement éprouvantes. Son père ne sait plus marcher, quasi plus respirer sans assistance, est menacé à tout moment par une défaillance cardiaque. "Quand j’ai vu le corps détruit de mon père, aussi jeune, à un peu plus de 50 ans, je ne pouvais que m’interroger." Le résultat de son questionnement se trouve dans un livre bref, 85 pages, très fort, mêlant réflexions théoriques et écriture littéraire. "Ce qui était important pour moi, c’était de raconter l’incidence de la violence politique sur les corps et de l’intégrer dans un projet littéraire. C’est-à-dire restituer des souvenirs, des émotions, parler de mon enfance, de mon père, sur le même ton que celui que j’emploie pour parler d’une réforme de Macron."
Edouard Louis nomme les hommes et les femmes politiques, responsables, selon lui, de la dégradation de l’état de santé de son père. De gauche comme de droite - de Chirac à Macron en passant par Sarkozy et Hollande. Des présidents et ministres qui ont réduit les aides sociales, diminué les remboursements des médicaments. "On ne peut pas appliquer le même système de responsabilité à quelqu’un qui a des privilèges et à quelqu’un qui en est exclu. Je pense que, quand les dominants produisent de la violence, ils ont une responsabilité qui est plus grande que si elle provient de la classe dominée. Parce qu’ils ont accès au monde, à la culture…", s’insurge-t-il.
L’intellectuel estime qu’il y a trop de mécanismes dans notre société qui amènent les gens à détourner la tête. De la même manière que l’on peut détourner la tête quand on passe devant un SDF. "Je pense que la littérature fonctionne parfois de cette façon, elle aide les gens à détourner la tête. Quand j’étais en train d’écrire ‘Qui a tué mon père’ , je me suis interrogé sur la forme qui permettrait d’empêcher le lecteur ou la lectrice de détourner le regard. Quand Jean-Luc Godard - dont on parle beaucoup pour le moment puisqu’il a un film à Cannes - avait reçu un César d’honneur en 1987, il a remercié les ‘invisibles’ [filles du montage, standardistes, employés de banque, NdlR] au lieu de faire le discours attendu (‘je remercie ma productrice, ma maman, etc.’). L’assemblée s’est mise à rire alors qu’il était en train de dire quelque chose de très important politiquement."
Un langage pour exprimer sa souffrance
Le père qu’il retrouve après quelques années d’éloignement n’est plus le même. L’homme qui ne jurait que par la masculinité, qui votait Front National, s’est ouvert aux autres, a reconsidéré ses points de vue bornés. "Il a lu mes livres. Je crois que ce n’est pas anecdotique. Quand vous donnez aux gens d’autres discours pour penser, ils peuvent changer", relève Edouard Louis. "Mon père, il cherchait un langage pour exprimer sa souffrance. Le seul, quasiment, qui existait dans la politique, c’était celui de l’extrême droite. Puis, quand il y a eu d’autres sources, les gens se sont rendu compte que, s’ils souffraient, ce n’était pas à cause des Noirs (comme ils disaient), mais à cause d’un système d’oppression. Avec l’arrivée de Mélenchon (même si on peut ne pas être d’accord avec tout ce qu’il dit), pour la première fois, dans ma famille, les gens n’ont plus voté extrême droite."
Pour Edouard Louis, l’histoire du corps de son père est aussi celle d’un corps détruit par la masculinité. "Toute l’imagerie de classe était une imagerie de genre. Dans les classes populaires, il fallait s’opposer à la bourgeoisie qui apparaissait efféminée (les hommes qui se font la bise, qui croisent les jambes...). Mon père pensait que c’était un acte de liberté que de rejeter le système scolaire. Faire des études était perçu comme quelque chose de soumis."
- Qui a tué mon père | Edouard Louis | Seuil | 85 pp., env. 12 €
EXTRAIT
"Une autre fois, je t'ai surpris en train de regarder un opéra retransmis en direct à la télé. Tu n'avais jamais fait ça avant, pas devant moi. Quand la cantatrice a chanté sa complainte j'ai vu tes yeux se mettre à briller. Le plus incompréhensible, c'est que même ceux qui ne parviennent pas toujours à respecter les normes et les règles imposées par le monde s'acharnent à les faire respecter, comme toi quand tu disais qu'un homme ne devait jamais pleurer."
Les auteurs et les textes qui l'ont nourri
Ala fin de "Qui a tué mon père", Edouard Louis relève que son livre, dans sa forme, aurait été impossible sans certains écrits. Il cite, notamment, Claudia Rankine, Ocean Uong, Tash Aw et Peter Handke. Le réalisateur Terrence Malick, aussi, ainsi que le comédien et metteur en scène français Stanislas Nordey, qui dirige, depuis 2014, le Théâtre national de Strasbourg. De ce dernier, il précise qu’il est à l’origine de ce texte… "Il y avait d’abord des raisons objectives, des sensibilités similaires entre Stanislas Nordey et moi-même. Je pense à un désir profond de questionner les formes dans lesquelles on crée. C’est quelqu’un qui a toujours interrogé ce qu’il faisait par rapport au monde, aux inégalités, à l’exclusion. C’est quelqu’un qui, en faisant du théâtre, s’est toujours posé la question, par rapport au public, de savoir ‘qui n’est pas là’. A Strasbourg, il a créé une saison parallèle, gratuite, qui accueille des gens qui n’ont pas les moyens de se payer des places."
Vu la sensibilité qui vous rapproche, essayez-vous de faire de même en littérature ?
J’essaie. Qui n’est pas là ? Qui ne lit pas ce livre ? C’est à partir de là que j’ai voulu parler de réalités que je trouve trop absentes dans la littérature. Un jour, j’ai fait part à Stanislas Nordey de mon désir d’écrire quelque chose sur mon père. Sur la violence sociale, sur les conséquences que la politique pouvait avoir sur un corps. J’ai commencé à écrire le texte, il ne ressemblait pas à une pièce de théâtre, c’était plutôt un long monologue. Mais cela lui allait de l’adapter au théâtre. La pièce sera mise en scène au Théâtre de la Colline [à Paris, NdlR].
"Le Malheur indifférent" de l’auteur autrichien Peter Handke vous a particulièrement marqué.
"Le Malheur indifférent" est, à mes yeux, un "très très très" grand livre, très important pour moi. Je pense que Peter Handke ne le présenterait pas comme je vais le faire, parce qu’on a des manières de penser et de parler différentes. C’est l’histoire de sa mère, d’une femme qui s’est suicidée, jeune, à 51 ans, qui a été poussée à la mort par l’exclusion sociale. C’était une femme des classes moyennes, dans un petit village reculé. L’exclusion sociale ne se vit pas seulement dans les classes populaires. On voit bien dans les films de Gus Van Sant, comme "Elefant", la folie que produit l’isolement des classes moyennes. Ce livre m’a marqué. C’est un livre assez bref. On traverse toute une vie en une heure et demie ou deux de lecture. Dans "Qui a tué mon père", je voulais aussi qu’on puisse traverser la vie d’un homme en un souffle.
C’est ce que vous avez accompli. Votre livre fait 85 pages. Votre écriture possède une acuité certaine…
J’ai été influencé par des auteurs comme Albert Camus, Marguerite Duras, Annie Ernaux, qui possèdent un type d’écriture qualifiée de blanche. Mon texte est construit sous forme d’une succession de fragments, un peu comme certains films de Terrence Malick [" To the Wonder" et "The Tree of Life" sont cités, NdlR]. Pour moi, la forme, ce n’est pas spécialement des phrases complexes (comme ce fut le cas dans "Histoire de la violence" avec des phrases plus longues). Quand, dans l’art contemporain, on a commencé pour la première fois à faire des monochromes, cela pouvait apparaître, par rapport aux grandes fresques de l’Antiquité (Poussin, Le Caravage), comme quelque chose de pas construit. Mais il s’agissait juste d’une autre image de la construction.
Que voulez-vous faire passer en tant qu’auteur ?
Ce que j’essaie de faire, à l’instar de Geoffroy de Lagasnerie, Patrick Chamoiseau, Leonora Miano, c’est agir sur le présent. Des gens meurent dans la Méditerranée, dans les Alpes ou à Calais. Pour moi, les grands écrivains et les grandes écrivaines, ce sont des gens qui ont accepté de se sentir mis en question par le monde. Ce sont des gens qui ont accepté de se laisser interroger par le monde. C’est ce que Sartre a fait quand il a écrit sur les prostituées ou sur les Noirs, c’est ce que Marguerite Duras a fait quand elle a écrit sur le colonialisme, sur la violence… Je ne veux pas que les gens soient intéressés par mes livres, je veux qu’ils soient dérangés.
Extraits commentés
"Un jour, en automne, la prime de rentrée scolaire qui était versée tous les ans aux familles pour les aider à acheter des fournitures, des cahiers, des cartables, avait été augmentée de presque cent euros. Tu étais fou de joie, tu avais crié dans le salon : 'On part à la mer !'"
Edouard Louis : La plupart des gens issus des classes moyennes ou de milieux privilégiés n'ont pas de conscience de classe. Ils ne peuvent pas imaginer ce que c'est la pauvreté. Quand, j'étais au lycée, je côtoyais des gens qui avaient plus d'argent. Un jour on nous a proposé de nous emmener au théâtre, pour assister à une pièce d'Ariane Mnouchkine, "Les éphémères". Il fallait payer une participation, symbolique, de 2 euros. Mes parents n'avaient pas ces 2 euros, donc je ne pouvais pas m'inscrire. Je me souviens que mon meilleur ami à l'époque, qui était fils de prof, m'avait dit : « Mais on a quand même toujours 2 euros, même quand on n'a plus d'argent. » Il n'arrivait pas du tout à comprendre. Dans le livre, quand je parle du plan Macron qui a enlevé 5 euros sur les aides sociales qui permettent aux plus pauvres de se loger, je signifie qu'il leur ôte la nourriture de la bouche. Les classes dominantes ne réalisent absolument pas cela. "Oh, 5 euros..."
"Comment agir sur la réalité
si les individus qui souffrent
n'osent pas le dire ?"
"Emmanuel Macron renvoie ceux qui n'ont pas les moyens de se payer un costume à la honte, à l'inutilité, à la fainéantise."
EL: Quand j'ai publié « En finir avec Eddy Bellegueule » et « Histoire de la violence », ma mère m'a dit : « Pourquoi tu dis qu'on est pauvre ? » Les classes dominantes culpabilisent les pauvres : c'est de leur faute s'ils sont pauvres. Et donc, ils ont honte. Cela devient un problème politique majeur. Comment agir sur la réalité si les individus qui souffrent n'osent pas le dire ? Moi, comme j'en viens et que j'en suis sorti, cela me permet de surmonter la honte. En même temps, je pense qu'on peut ne pas être issu d'un certain milieu et être capable d'en parler très bien.
"Tu avais conscience que pour toi la politique était une question de vie ou de mort."
EL: Une des stratégies de la politique aujourd'hui consiste à retirer la vie de la politique et de faire croire que c'est un ensemble de décisions issues de ce que l'on appelle la technocratie, que c'est de la gestion, que c'est de la communication. Au final, il y a une sorte de négation de ce que veut dire la politique pour la plupart des gens. C'est-à-dire : vivre ou mourir. Quand le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb prend la décision de refuser les migrants, pour lui, c'est un acte administratif, mais pour ces gens-là, cela peut signifier mourir dans les Alpes ou mourir dans la Méditerranée. A une époque, comme toute une partie du monde politique, gauche comprise, ne parlait plus des pauvres, ne parlait plus des ouvriers, tout cela avait viré vers la droite qui tenait un langage technocratique, de gestionnaire. Là, maintenant, je pense qu'il se passe des choses importantes. Il y a une reconquête de la gauche. Bernie Sanders aux Etats-Unis, Mélenchon en France, Podemos en Espagne, Jeremy Corbyn au Royaume Uni...
"Il y a des accès au discours
qui sont différentiels,
qui ne sont pas les mêmes pour tous."
"Tu fais encore de la politique ? Oui, de plus en plus. Tu as raison. Tu as raison, je crois il faudrait une bonne révolution."
EL: C'est une phrase qui était déjà prégnante dans mon enfance. Les corps, mon corps aussi d'ailleurs, étaient partagés entre la révolte extrême et l'abandon extrême. Parce que c'était trop dur, qu'on n'avait pas les moyens de lutter. Comment fait-on quand on est dans un petit village isolé, comment faites-vous pour lutter politiquement ? Vous ne pouvez pas. Si ma mère envoie une tribune au "New York Times", le journal ne va pas la publier. Je donne cet exemple pour montrer qu'il y a des accès au discours qui sont différentiels, qui ne sont pas les mêmes pour tous. Comme mon père, je pense qu'il faudrait une révolution, mais Il n'y a pas qu'une sorte de révolution, elle peut prendre diverses formes. Cela ne doit pas spécialement être comme avant.
"J'avais décidé qu'on imiterait le concert d'un groupe de pop. (…) J'avais choisi d'être la chanteuse. Tous les adultes nous regardaient, mais pas toi."
EL: L'histoire du corps de mon père, c'est l'histoire d'un corps détruit par l'exigence de la masculinité, aussi. Pour moi, « Qui a tué mon père », un peu comme « Histoire de la violence » et « Eddy Bellegueule », produit d'autres images des classes sociales, des images plus modernes, qui incluent des réalités comme la sexualité, le genre. Quand on parle des classes populaires, il y a une espèce de mythologie, héritée des années 50, de solidarité, de bons-vivants, le petit kirr du dimanche après-midi. Depuis, il y a eu les mouvements féministes qui ont émergé, des mouvements gays, ... On ne peut pas continuer à parler des classes avec un langage du passé. Donc, moi, je veux créer de nouvelles images des classes. Et notamment, avec cette question où je montre comment la masculinité, c'est une lutte des classes, en fait.