Beauvoir : ne pas vivre sans écrire
Publié le 22-05-2018 à 12h24 - Mis à jour le 22-05-2018 à 12h25
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Deux volumes de ses textes autobiographiques d’entre 1958 et 1981. De "Mémoires d’une jeune fille rangée" à "La cérémonie des adieux". Simone de Beauvoir est accueillie, ces jours-ci, dans la Bibliothèque de la Pléiade. Elle agrandit ainsi le cercle ultra restreint des écrivaines du XXe siècle honorées par cette canonisation éditoriale : Colette, Virginia Woolf, Marguerite Yourcenar, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, soit les doigts d’une seule main. Mais où Anaïs Nin ? Où Simone Weil ? Où Jacqueline de Romilly ? Où Suzanne Lilar, voire Sagan, Louise de Vilmorin ou Dominique Aury ? Patientons.
C’est à l’occasion du centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir que l’illustre collection lui ouvre ses portes par la publication simultanée de deux volumes de Mémoires - littérairement le pan majeur de son œuvre. On ne trouve donc ici ni ses essais ni ses romans (dont l’un d’eux, "Les Mandarins", fut couronné par le prix Goncourt en 1954). L’édition pléiadienne de son œuvre mémorielle est assurée sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Eliane Lecarme-Tabone, avec la collaboration d’Hélène Baty-Delalande, Alexis Chabot, Jean-François Louette, Delphine Nicolas-Pierre, Elisabeth Russo et Valérie Stemmer, tandis que Sylvie Le Bon de Beauvoir a rédigé la chronologie et revu les textes d’après les manuscrits et les éditions parues du vivant de l’auteure. Le tome 1 contient "Mémoires d’une jeune fille rangée", "La Force de l’âge", "La Force des choses" (première partie); le 2 réunit la seconde partie de "La Force des choses", "Une mort très douce", "Tout compte fait" et "La Cérémonie des adieux".
Simone de Beauvoir vit le jour le 9 janvier 1908 à Paris, où elle s’éteignit le 14 avril 1986; dans la même tombe que Sartre (1905-1980), elle repose au cimetière Montparnasse. Née dans une famille bourgeoise, catholique, Simone perd la foi à 14 ans pour ne la recouvrer jamais, réaffirmant son athéisme jusqu’au minuit de sa vie. Douée, très jeune, d’une "intelligence hors norme", elle obtint huit certificats de licence entre 1925 et 1928 et passa l’agrégation en 29 : Sartre sera premier à ce concours et Simone deuxième. Devenus alors amants, ils s’accorderont aussitôt toute liberté sentimentale; lui aura ses liaisons et elle les siennes, mais leur amitié demeurera inaltérable cinquante et un ans durant.
Révélée en 1943 par un premier roman à clés, "L’invitée", Simone de Beauvoir formera avec Sartre, dès la Libération et aux yeux du grand public, un couple existentialiste de légende, sorte de pendant à celui d’Aragon et Elsa Triolet. La publication en 1949 du "Deuxième Sexe" l’impose comme intrépide théoricienne du féminisme. Un livre-bombe en deux volumes, qui suscitera des réactions passionnées d’approbation autant que de désapprobation (feutrée ou sans gants, sinon de boxe). En 1958, la sortie de "Mémoires d’une jeune fille rangée" rencontre un vif succès critique et public : Beauvoir y évoque ses vingt premières années avec une franchise et une sincérité indiscutables. Ce n’est que dans les volumes qui suivront ("La Force de l’âge", "La Force des choses", etc.) que Sartre apparaîtra si souvent aux côtés de l’essayiste de "Pour une morale de l’ambiguïté".
Des Mémoires où l’on découvre les voyages (aux Etats-Unis, en Union soviétique, dans la Chine de Mao, à Cuba, au Brésil, en Afrique noire, au Japon, etc.) et les options politiques et sociologiques de la philosophe immensément cultivée. Son surnom, "le Castor", que lui attribua le normalien René Maheu en 1929, ne la quitta dès lors plus; Sylvie Le Bon de Beauvoir précise : "Ils se vouvoieront toujours, elle l’appelait Sartre, jamais Jean-Paul, lui l’appelait Castor, jamais Simone." La lecture des milliers de pages autobiographiques de Simone de Beauvoir offre une subjective traversée du siècle, historique et intellectuelle. Dès l’adolescence, rappelle sa fille adoptive, elle se promit un destin hors du commun : "Il n’y avait plus de Dieu pour m’aimer, mais je brûlerais dans des millions de cœurs. En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence." Et Mme Le Bon de Beauvoir d’affirmer : "L’intime liaison de la perte de la foi et de la vocation d’écrire colore l’ensemble du parcours de Simone de Beauvoir."
Rappelons que Simone de Beauvoir compta parmi les signataires du fameux "Manifeste des 121" en 1960 (déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie) ainsi qu’en 1971 du "Manifeste des 343" (qui amorça en France une campagne pour la libération de l’interruption de grossesse). Si intéressante est la lecture de ces livres phares de S. de B., elle ne doit néanmoins pas dispenser de celle d’ouvrages qui donnent une image autre de la romancière du "Sang des autres". Parmi ceux-ci que nous signalèrent en leur temps : "Une si douce Occupation : Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, 1940-1944" de Gilbert Joseph (Albin Michel, 1991), "Mémoires d’une jeune fille dérangée" de Bianca Lamblin (Balland, 1993) et "Simone de Beauvoir et les femmes" de Marie-Jo Bonnet (Albin Michel, 2015) où elle suggère que l’écrivaine n’assumait pas "son amour charnel" pour celles que Jean-Paul Sartre appelait "ses petites amies" et dont "la vie cachée contrastait cruellement avec le message émancipateur du Deuxième Sexe".
Extrait
Jusqu’au 31 mai, l’"Album Simone de Beauvoir", conçu et réalisé spécialement à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade 2018, est offert (par les libraires participant à ladite Quinzaine) à l’achat de trois volumes de la collection. Un ouvrage de 246 pages illustrées, dû à Sylvie Le Bon de Beauvoir; fille adoptive de l’écrivaine, elle a déjà édité quelques volumes de sa correspondance. "Le fait est que je suis écrivain : une femme écrivain, ce n’est pas une femme d’intérieur qui écrit mais quelqu’un dont toute l’existence est commandée par l’écriture", déclare Simone de Beauvoir dans ‘La Force des choses’. […] De son travail, Simone de Beauvoir aimait tout, de la simple jouissance de l’artisan qui trace, outil en main, des signes noirs sur du papier blanc jusqu’aux affres et aux exaltations solitaires de la création, quand montent de sources secrètes les images, les mots, les inspirations. Passion, manie ?"
Mémoires Simone de Beauvoir Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade tome 1: 1 584 pp., env. 62 € jusqu’au 31/12/2018; après : env. 69 €); tome 2 : 1 696 pp., env. 70 € (après 31/12/2018 : env. 70 €); les deux sous coffret : env. 125 €, puis env. 139 €