Décès de Philip Roth, ce géant de la littérature américaine (PORTRAIT)
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Publié le 23-05-2018 à 07h30 - Mis à jour le 29-06-2020 à 17h50
Evocation
On a appris ce mercredi 23 mai, au matin, la mort cette nuit à New York, à l’âge de 85 ans d’un des plus grands écrivains du XXe et du XXIe siècle siècle, Philip Roth, auteur de tant de chefs d’oeuvres comme « Portnoy et son complexe », « Pastorale américaine » ou encore « La Tache ».
Dans "Exit le fantôme", on lisait : "La fin est si immense qu’elle contient sa propre poésie. Il n’y a pas à faire de rhétorique. Juste dire les choses simplement. »
Alors disons-le simplement: la littérature perd un géant, un observateur lucide aussi de la société américaine et de ses travers, du fanatisme des Américains pour leur pays et pour les engagements en politique, la luxure et les excès du corps de l'Homme, mais aussi la vie dans les familles juives. Son style était notamment empreint d'une forme d'humour sombre
Il avait été régulièrement pressenti pour le Nobel, mais sans jamais l’obtenir. Honte au jury du Nobel.
Peut-être l’écrivain a-t-il pu se consoler en recevant l’honneur d’entrer récemment de son vivant dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Un premier volume encore à ce stade avec cinq textes choisis parmi ses premiers écrits : "Goodbye Columbus" (1959), "La Plainte de Portnoy" (1969, ainsi a-t-on rebaptisé le roman "Portnoy et son complexe"), "Le Sein" (1972), "Ma vie d’homme" (1974) et "Professeur de désir" (1977). Pour les innombrables amoureux de Roth, ce fut aussi une consolation car l’écrivain avait annoncé en octobre 2012 - et il s’y est tenu - qu’il arrêtait d’écrire. Son dernier roman, son trente-deuxième, "Némésis", était apparu comme une ultime réflexion romanesque d’un homme de 80 ans alors, poursuivant sa réflexion sur la mort, le destin, sur le hasard qui nous pousse sur cette terre et qui régit notre vie. Il traitait une fois encore ces thèmes avec l’ironie mélancolique qu’il affectionne, avec aussi ce gai désespoir qu’il porte sur son dos comme un fardeau de naissance.
Avec ce volume de la Pléiade, on pouvait donc retrouver ses débuts tonitruants.
Juif de Newark
Né le 19 mars 1933, à Newark, dans le New Jersey, petit-fils d’immigrés juifs originaires de Galicie arrivés aux États-Unis au tournant du XXe siècle, fils d'un agent d'assurances chez Metropolitan Life Insurance Company, le jeune Philip a une enfance heureuse dans le quartier de la petite classe moyenne juive de Newark, qui sera la scène principale d'un grand nombre de ses livres. Après des études à l’université Rutgers de Newark, à l’université Bucknell en Pennsylvanie, puis à l’université de Chicago, il y enseigna les lettres, puis la composition à l’université de I’Iowa jusqu'au début des années 1960, lorsqu'il s'établit à New York pour se consacrer à l'écriture.
On dit que "Portnoy et son complexe", à sa sortie en 1969, se vendit à 275 000 exemplaires en deux jours seulement. "On n’a jamais rien écrit d’aussi drôle et d’aussi obscène à propos du sexe depuis Henry Miller", saluait alors le "Time".
L’écrivain avait 36 ans. Il était propulsé en avant, une place qu’il ne quittera plus.
C’est l’histoire d’Alexander Portnoy, avocat juif new-yorkais, qui lâche à son psychanalyste, le docteur Spielvogel, de manière cocasse, les fantasmes et manies qu’il avait adolescent. Obsédé par le sexe, Roth le définit comme "un véritable Raskolnikov de la branlette". II titille "son organe central avant, après et pendant les repas et même en route pour une séance préparatoire à sa bar mitsva ». Comme le veut aussi le mythe du héros américain, Portnoy, très inspiré par l’esprit subversif des sixties, veut rompre les attaches, s’émanciper, vivre les vies qui s’offrent à lui au gré de ses désirs, sans autre loi ni autorité que celles que l’on se donne. Mais, à sa sortie, le livre fut censuré en Australie.
C’était déjà le troisième livre de Roth. Son premier, un recueil de nouvelles intitulé "Goodbye Columbus", publié en 1959 (il avait 26 ans), avait déjà fait scandale et on accusa Philip Roth d’avoir écrit un livre antisémite et misogyne. On y voyait un adolescent traiter son rabbin de salaud et un avocat parader en habit noir. Accusations absurdes, comme le montre l’appui enthousiaste de Saul Bellow - Roth était déjà ce témoin implacable, ironique, des dérives de la société américaine et des difficultés à cumuler les identités américaine et juive.
On retrouve encore, dans ce volume, "Le Sein", une fable inspirée de "La Métamorphose" de Kafka où un écrivain, David Kepesh, est transformé en sein énorme, autre pôle des obsessions sexuelles de Roth. David Kepesh est un des doubles de Roth lui-même. On le retrouve encore dans "Professeur de désir" où un professeur de littérature cherche inlassablement dans les livres la clef de ses problèmes.
Solitude de l’homme
Milan Kundera, qui a si bien analysé l’œuvre de Roth, parle de celui-ci comme "le poète de cette étrange solitude de l’homme abandonné face à son corps".
"Ma vie d’homme" qu’on retrouve dans ce volume, est aussi le premier roman où apparaît Nathan Zuckerman l’autre avatar de Roth, qui réapparaît dans neuf romans jusqu’à "Exit le fantôme", publié en 2007.
Paule Lévy souligne, dans l’introduction de ce volume, les spécificités de ces débuts de Roth : "Jusque dans ses élans de nostalgie, ce que célèbre, à ce stade de sa carrière, la fiction de Philip Roth dans ses voix, ses visages, et ses accents les plus divers, ce qu’elle célèbre dans sa verdeur, sa fougue, son anticonformisme jubilatoire et sa merveilleuse capacité à sentir la complexité des choses, c’est l’extraordinaire vitalité du processus créateur, l’inépuisable richesse de l’art et de la vie".
Même si l’écrivain, ce scribe de l’âme, se heurtait déjà comme nous tous à l’obscurité de nos destins.
Sautons toute une carrière pour se retrouver quand Roth a 78 ans et publia son dernier roman, « Némésis ». « J’ai décidé que j’en avais fini avec la fiction. Je ne veux plus en lire, plus en écrire, et ne je ne veux même plus en parler. J’ai consacré ma vie au roman : je l’ai étudié, je l’ai enseigné, je l’ai écrit et je l’ai lu. A l’exclusion de pratiquement tout le reste. C’est assez ! Je n’éprouve plus ce fanatisme à écrire que j’ai éprouvé toute ma vie. L’idée d’affronter encore une fois l’écriture m’est impossible. Ecrire, c’est avoir tout le temps tort. Tous vos brouillons racontent l’histoire de vos échecs. Je n’ai plus l’énergie de la frustration, plus la force de m’y confronter. Je suis fatigué de tout ce travail. Je traverse un temps différent de ma vie : j’ai perdu toute forme de fanatisme. Et je n’en ressens aucune mélancolie. »
« A la fin de sa vie, le boxeur Joe Louis a dit : ‘J’ai fait du mieux que je pouvais avec ce que j’avais.’ C’est exactement ce que je dirais de mon travail : j’ai fait du mieux que j’ai pu avec ce que j’avais. »
« Nemesis » prenait donc des airs de testament, d’ultime récit avant la mort. Tous les romans de Philip Roth (c’était son trente-deuxième !) mais "Némésis" faisait partie de ses grands romans comme le fut par exemple "La Contrevie".
Philip Roth y raconte d’abord une histoire. Il répète toujours que son métier est celui-là : être un raconteur avec ce que cela implique comme discipline pour trouver le mot juste, le ton exact. Mais à travers l’histoire de "Némésis", le grand écrivain américain qui approchait les 80 ans poursuivait sa réflexion sur la mort, sur le destin, sur le hasard qui nous pousse sur cette terre et qui régit notre vie.
Dieu et Némésis
"Némésis" est le nom de la déesse de la colère divine, de la "juste" vengeance. C’est elle qui envoie ses flèches qui nous frappent sans qu’on comprenne toujours pourquoi. Philip Roth ne croyait pas en un Dieu qui dirigerait nos vies, ni non plus à notre responsabilité dans tout ce qui nous arrive. Pour lui, l’essentiel est dans notre capacité de diriger notre destin à travers ces hasards qui nous assaillent.
On y lit des pages terribles, avec des monologues et des dialogues dans lesquels Philip Roth s’interroge sur le sens d’une vie, sur celui du devoir face au bonheur, dans un monde régi par le hasard. Y a-t-il un Dieu "pervers timbré", "mauvais génie ", qui vient au hasard planter "des poignards dans le dos "? Et si c’est non, est-ce l’homme alors le responsable de ses propres malheurs ?
Roth ne donne pas de conseils, ne philosophe pas. Il raconte une histoire et pose des questions. Qu’a-t-on fait de nos vies ?
Roth traite ces sujets graves avec l’ironie mélancolique qu’il affectionne, avec aussi ce gai désespoir qu’il porte sur son dos comme un fardeau de naissance. Cantor, dans le roman, jouit du bonheur simple de croquer une pêche fraîche. Le lecteur reconnaît dans ces scènes et réflexions des événements de sa propre vie qu’il n’avait jamais vus ainsi.
Philip Roth expliquait dans "Le Monde" que ce qui "le mobilisait, comme écrivain, est le thème de la vulnérabilité" , les hommes piégés par l’Histoire mais aussi par leur propre histoire.
Dans le « Rabaissement », On y parle obsessions sexuelles comme Roth les déclinait depuis "Portnoy et son complexe". On y sent la vieillesse et la mort qui étaient devenus les thèmes dominants de ses derniers romans. Roth trempait sa plume dans le noir, dans la nuit qui avance, dans le vide qui se devine devant lui. Vieillir, sexe et mort. Eros et Thanatos. Pessimisme et puissance créatrice.
Dans une interview, Philip Roth expliquait que, pour lui, le roman allait largement disparaître au profit de l’écran télé, ordinateur et Internet. Dans vingt-cinq ans, disait-il, il y aura encore des lecteurs de romans mais aussi peu nombreux, ajoutait-il, que ceux qui aujourd’hui lisent de la poésie latine. Pour conjurer ce noir destin, Roth écrivait et écrivait encore. Il expliquait aussi qu’après avoir terminé un roman, seul le fait de se remettre immédiatement à sa table de travail parvient à calmer ses angoisses. L’écriture était, pour lui, une conjuration de la vieillesse et de la mort.
La vieillesse
Philip Roth était de cette race qui jettait dans l’écriture et l’imagination toutes ses forces pour nous offrir ses magnifiques romans sombres et drôles, ses comédies de mœurs sur nous-mêmes, ses regards sur l’Amérique vue depuis ses chambres à coucher et ses névroses. Nos névroses.
Dans "Exit le fantôme", Nathan Zuckerman, l’alter ego de Philip Roth, apparaissait pour la dernière fois. À neuf reprises, on avait suivi les tribulations de Nathan, écrivain et dragueur impénitent, y compris dans ces chefs-d’œuvre que sont "La Contrevie" et "Pastorale américaine". Dans ce livre, Roth poursuivait, d’autre part, ses réflexions sur la vieillesse qu’il avait déjà entreprises dans deux de ses précédents romans - "La bête qui meurt" et "Un homme" - et sur l’illusion vaine qu’on peut tout recommencer.
Il le faisait, bien sûr, et on tombait sous le charme de ce livre qui parle de choses aussi essentielles que l’impuissance de l’homme et le mystère de la littérature, mais sans avoir l’air d’y toucher. C’est le propre des grands écrivains de pouvoir écrire sur les choses les plus triviales et de leur donner une portée philosophique.
En grand romancier, en regardant sa propre vieillesse avec une distance sarcastique. Il baguenaudait, prenait des chemins de traverse, usait de l’humour, mais c’était pour mieux nous emmener dans ses réflexions arrachées à la chair même des hommes et des femmes. Le grand séducteur, l’amoureux des femmes, le pourfendeur des maux américains, était finalement un moraliste.
On devrait citer touts les romans de Roth comme le magnifique «The plot against America» («Le complot contre l'Amérique»), roman de politique-fiction où il imagine que Charles Lindbergh en 1940 devient Président des Etats-Unis à la place de Roosevelt, qu'il signe un accord avec Hitler et Mussolini et prend des mesures, en Amérique même, à l'encontre des Juifs. Philip Roth lui-même expliquait que cette fiction fut pour lui, et d'abord, un exercice excitant de romancier: comment inventer des souvenirs, vrais et faux à la fois. Il voulait montrer, a-t-il expliqué, que malgré les dangers, la démocratie américaine a résisté et ne sombra jamais dans le fascisme et la compromission avec Hitler.
Mais une autre lecture est possible, qui frappe tout lecteur. Même une démocratie aussi vigoureuse que les Etats-Unis peut basculer dans l'antisémitisme et l'extrême droite. On a vu comment ce basculement fut possible avant-guerre dans plusieurs pays européens. C'est une somme de petites choses, de hasards, d'égoïsmes et de lâchetés successifs qui peuvent conduire à ces extrêmes. C'est aux Etats-Unis qu'on assassina deux Kennedy.
On peut aussi voir, dans ce roman, une attaque implicite du gouvernement Bush dont la politique pouvait entraîner les Etats-Unis vers des extrêmes. Philip Roth niait vouloir s'attaquer à Bush, il ne faisait que planter un décor et décrire des personnages d'une vérité criante, laissant à chacun sa propre morale de l'histoire. Il écrivait : «La terreur de l'imprévu, voilà ce que cache l'histoire, qui fait du désastre une épopée».
Les obsessions
Dans ce feu d'artifice de livres, on retrouve toutes les obsessions de l'auteur. Avec lui, on creuse profondément dans le tragique de l'existence, mais toujours avec ironie et humour. On circule sous l'ombre enveloppante de la mort qui approche. On est confronté à la vulnérabilité de l'homme qui tente en vain, par la sexualité, de conjurer sa fin ou plus simplement de nier la vieillesse. Roth montre l'homme qui cherche à se construire une vie mais reste toujours le jouet de forces - y compris intérieures - qui le fragilisent.
L'écrivain du Connecticut mettait aussi en parallèle avec l'évolution de l'Histoire, des destins d'hommes - souvent ses doubles qui ont pour noms Nathan Zuckerman dans «La Contrevie» ou David Klepesh dans «La bête qui meurt». Il interrogeait, comme dans «La tache», qui a connu un triomphe en France, les dérives de la société américaine, passée en 30 ans de la libération sexuelle au politiquement correct et au «bushisme». Comment l'Histoire peut-elle façonner un homme? Juif, il ne cesse aussi d'affronter son identité. Il se rendait chaque année en Israël et, dans «La contrevie», on suit les dialogues passionnants entre lui-même et son double, entre son lien à la terre d'Israël et son rejet.
Vie banale?
Chez Roth, la vie est parfois d’apparence banale mais ce sont les détails qui décrivent une vie "normale" que l'écrivain avait définie dans une interview au "Nouvel Observateur : "Peut-être une vie prétendument normale ne l'est pas tant que cela. Ce que vous appelez normal est peut-être quelque chose d'inhabituel, une vie chanceuse, peu plausible. La vie normale, la vie probable est plutôt faite de perte, de résignation, de frustration, de solitude et de remords".
Réflexion noire, certes, d'un écrivain solitaire, mais comme toujours chez Roth, mélangée à une immense tendresse pour la vie et les êtres. Dans un roman, le héros console sa fille chérie en lui massant le dos, lui caressant les cheveux, la berçant doucement dans ses bras, en lui disant : "Il faut prendre la vie comme elle vient, tenir bon. Il n'y a pas le choix", écrit-il.
Il n'y a chez Roth, ni Dieu ni deus ex machina, ni futur radieux. Il n'y aura qu'une mort absurde : "L'expérience la plus intense, la plus perturbante de la vie, c'est la mort. La mort est tellement injuste. Une fois qu'on a goûté à la vie, la mort ne paraît même pas naturelle". On ne se lasse pas de citer ces phrases, quand il parle par exemple, de la vieillesse : "La vieillesse est une bataille, tu verras, il faut lutter sur tous les fronts. C'est une bataille sans trêve, et tu te bats alors même que tu n'en as plus la force, que tu es bien trop faible pour livrer les combats d'hier".
