Josyane Savigneau raconte sa première interview avec Philip Roth: "Il avait été tellement désagréable que je pensais que je ne le reverrais plus"
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Publié le 23-05-2018 à 19h33 - Mis à jour le 24-05-2018 à 09h39
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S’il est une personne qui a bien connu Philip Roth en Europe, c’est Josyane Savigneau, responsable du "Monde des livres" entre 1991 et 2005. Elle se souvient encore de sa première interview avec le romancier américain. C’était en 1992. "Je l’admirais beaucoup, raison pour laquelle j’avais sollicité un entretien, qui fut très difficile à obtenir - il n’aimait pas beaucoup les journalistes. Il venait de sortir ‘Patrimoine’, mais je voulais réaliser un entretien plus large qui aborderait la politique, la place des intellectuels aux Etats-Unis, etc., raconte la journaliste, que l’on joint par téléphone depuis Paris. Il avait été tellement désagréable que je pensais que je ne le reverrais plus. J’étais furieuse." La fâcherie ne durera, finalement, que trois petites années pour se muer en une rencontre presque annuelle.
La dernière eut lieu à l’automne 2017 - Josyane Savigneau publia le fruit de sa longue interview dans le journal français " Libération" (15 septembre 2017) . Elle était allée lui apporter le premier volume de la Bibliothèque de la Pléiade consacré à l’illustre auteur. "Il était très content. Il m’a dit : ‘Il ne te reste plus qu’une seule chose à faire : c’est ma nécro’. " Ce que l’intéressée n’est jamais parvenue à faire. Jusqu’à mercredi matin. En se levant, à 5 h, elle apprend par le "New York Times" la mort de l’écrivain qu’elle appréciait tant. " J’avais promis, en quittant le journal ‘Le Monde’, que je ferais la nécro pour eux. Je l’ai donc rédigée dans le stress, ce qui m’a évité d’être triste. Et là, maintenant, je le suis."
Dans l’œuvre de l’Américain, la critique littéraire se dit fascinée par "sa manière de regarder la société américaine avec cet œil si ironique ainsi que sa manière de traiter la question juive, le problème de la sexualité des juifs. Tellement satirique, qui n’a d’ailleurs pas été apprécié au départ par la communauté" .
Son livre préféré
Le livre préféré de Josyane Savigneau ? Ni "Pastorale américaine" ni "La Tache", qui ont assis la popularité de l’écrivain en France, mais "Opération Shylock : une confession", "un livre tellement fou. Il a toujours inventé des doubles, mais là, il a carrément inventé un double qui s’appelait Philip Roth, il faut le faire quand même" (rires). Auréolé de nombreux prix, l’écrivain ne reçut jamais le Nobel de littérature. "Tout le monde se demande pourquoi. Mais qui n’a pas eu le Nobel ? Marcel Proust, James Joyce... Des géants. J’ai toujours pensé que c’était lié à la manière dont il avait abordé la question sexuelle. Les Scandinaves, quand ils couronnent quelqu’un qui parle de sexe, c’est Elfriede Jelinek, en 2004, auteure de ‘La Pianiste’, un livre sur le sexe, affreux, morbide, douloureux. Roth, c’était une explosion."
Lorsqu’il a appris que la Pléiade allait publier certains de ses écrits, Philip Roth avait commenté : "En France, je suis sanctifié." Avait-il davantage de succès en Europe qu’aux Etats-Unis ? "Oui. Cela étant, il était aussi extrêmement reconnu aux Etats-Unis. Il avait reçu de nombreux prix, mais ce n’était pas un auteur populaire" , précise Josyane Savigneau. Et d’étayer son propos en citant l’écrivaine Judith Thurman (amie de Roth depuis 1978), qui connaît très bien la France et le français pour avoir rédigé une biographie sur Colette : "Les Américains n’aiment pas les auteurs satiriques." "Au final, tous les grands satiristes ont toujours été des Européens et c’est normal qu’il soit plus apprécié en Europe qu’aux Etats-Unis", relève notre interlocutrice.
Depuis qu’il avait décidé d’arrêter d’écrire, Philip Roth lisait beaucoup, notamment des livres d’histoire. "La dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit : ‘Regarde comme je suis devenu gentil et ennuyeux.’ Mais il avait gardé son humour. Ainsi, quand il m’a lancé : ‘Tous les matins, je vais à l’église’. Je le regarde, étonnée. Il continue, ‘Oui, la piscine se trouve dans le sous-sol de l’église’."
"Avec Philip Roth", Josyane Savigneau, Gallimard, hors-série Connaissance, 2014, 224 pp., env. 18,50 €