Une double mort à Wannsee
Publié le 23-05-2018 à 16h31
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Patrick Fort reconstitue l’enquête qui s’ensuivit avec élégance et fidélité.A Berlin, prenez le métro aérien S-Bahn pour Potsdam, descendez à la station Wannsee, marchez 200 mètres en direction de la Bismarckstrasse. Au numéro 3, entrez dans le petit bois et suivez le sentier qui descend entre les arbres. A mi-chemin du raidillon, deux bancs attirent le regard. Ils font face à une stèle d’environ 1 mètre de haut sur 1 mètre de large. C’est l’endroit où le grand poète Heinrich von Kleist s’est donné la mort après l’avoir donnée à Henriette Vogel.
Né en 1777 dans une famille de l’aristocratie prussienne, "où l’argent était rare, la conscience pure, les mœurs sévères" (Marcel Brion), Heinrich entra à 15 ans dans un bataillon de la Garde, prit courageusement part au siège de Mayence (1794), démissionna de l’armée en 1799. Il chercha alors sa voie, abandonna l’étude des sciences pour la littérature, collectionna les femmes "sans les consommer" (Joël Schmidt), songea à se faire paysan en Suisse, est engagé dans l’administration de Koenigsberg démissionna après un an. En 1807, il codirige un mensuel à Dresde et publie ses premières œuvres. Se succéderont "La Cruche cassée" (que Goethe monte à Weimar), "Penthésilée", "Le Prince de Hombourg", parmi d’autres. En 1810, il s’installe à Berlin.
Kleist apparaît à ce moment de sa vie à la fois un homme des Lumières par son rationalisme et son ironie, et un homme de la Nuit romantique par sa fièvre, sa spiritualité, son écartèlement entre ses rêves et la réalité, son nationalisme qu’exaspère la soumission des Allemands à Napoléon. C’est cet homme de 34 ans que Louis Vogel, trésorier de la province de Brandebourg, accueille avec sympathie dans son foyer berlinois.
Son épouse Henriette est une musicienne accomplie, Heinrich un joueur de flûte talentueux. Ils vont faire beaucoup de musique ensemble. Un soir, Henriette a été si merveilleuse qu’il s’exclame : "C’était beau à se tuer !" Quelques jours plus tard, elle lui demande s’il a parlé sérieusement. Oui, répond-il. "Alors, tuez-moi ! Mes souffrances deviennent telles que je ne puis plus supporter de vivre." Elle était atteinte d’un cancer de la matrice. Lui souffrait d’un mal de vivre. Ils décidèrent de mourir ensemble. Mais attention, ils ne furent jamais amants.
Le jeudi 21 novembre 1811, vers 16 h, un homme et une femme descendent d’un fiacre devant une auberge de Wannsee. Il demandent deux chambres, et s’y retirent pour écrire des lettres explicatives à leurs proches. Ils frappent le personnel par leur gaieté et leur gentillesse. Le lendemain, vers 15 h, ils demandent qu’un café leur soit servi au bord du petit lac qui jouxte le grand lac qui fait toujours le bonheur des Berlinois. A peine la serveuse est-elle rentrée à l’auberge que deux coups de feu retentissent. Conformément à leur demande, les deux corps furent enterrés l’un à côté de l’autre. Une stèle portant le nom de Kleist y fut bientôt érigée, mais ce n’est qu’en 1980 qu’on songea à lui adjoindre une dalle portant celui d’Henriette !
Ce drame romantique, qui ne fut pas un drame d’amour en dépit des apparences, mais fit scandale en raison de celles-ci, a inspiré à Patrick Fort un beau récit axé sur la noble figure d’Ernst Friedrich Peguilhem, un ami du couple, qui soutint Vogel à l’heure du drame qui semblait faire de lui un mari trompé, et défendit par la suite l’honneur des deux morts. Etrangement, Patrick Fort ne semble pas s’être rendu sur les lieux. Il situe le drame au bord du lac "immense et vénérable", alors qu’il se déroula sur la rive sud du "Petit Wannsee", et prête à Peguilhem une vue sur des "montagnes" (p. 180) - des montagnes autour de Berlin !
Le Voyage à Wannsee Patrick Fort Gallimard 192 pp., env. 18€