"Le grand écrivain", de Jean-François Merle, en cale sèche
Publié le 28-05-2018 à 15h20 - Mis à jour le 11-02-2020 à 16h02
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Trente ans après "Cale sèche", prix du Premier roman, Jean-François Merle retrouve sa plume. Entre roman noir et mise en abyme, récit sur l’écrit. Comment ne pas succomber à la curiosité lorsqu’un roman annonce que la première phrase est la plus importante ? Une sentence qui deviendra l’incipit du deuxième roman de Jean-François Merle, "Le grand écrivain", sorti voici quelques jours et déjà sélectionné pour le Renaudot.
Paru trente ans après "Cale sèche" (Arléa), unanimement salué par la presse et lauréat du prix du Premier roman, "Le grand écrivain" multiplie les mises en abyme dans ce récit aux allures de polar, qui parle avant tout des difficultés de l’écriture, du monde de l’édition et de l’imposture. Des sujets que l’auteur maîtrise. Editeur chez Omnibus et aux Presses de la Cité, il a collectionné les premières phrases de longues années durant. A l’image de ce grand écrivain, auteur de trois chefs-d’œuvre qui ont fait de lui un mythe vivant avant qu’il tombe en panne d’inspiration. Gageons qu’il y a du Merle dans ce Maillencourt. Un peu de Houellebecq. aussi.
Pourquoi ce retour après ce long silence ?
J’avais écrit deux ou trois premières pages sans idée de suite. Quelques mois plus tard, je me suis dit que j’arriverais à écrire un roman. C’était un ton dans lequel je me sentais à l’aise, quelque chose que je pouvais poursuivre sans peine. Si j’écris, il faut que ce soit sur un sujet que je connais. Je réponds, en cela, au conseil de Mark Twain. Or, je connais bien le monde de l’édition. L’idée que le narrateur allait être embarqué pour tenir les mains d’un grand écrivain me plaisait.
Vous dressez un portrait réaliste, presque cynique d’un milieu où la fin justifierait parfois les moyens…
Ce n’est pas vraiment une satire. Certains livres arrivent presque parfaits, d’autres, sont à réécrire, avec une deuxième plume. L’idée est de sortir un bon livre. Les moyens utilisés sont divers. Je ne pense pas que mon histoire soit représentative du monde de l’édition même si le scénario est vraisemblable.
Le ton de votre récit, qui se lit très aisément, est un peu dépressif parfois…
Le vrai thème est la littérature. Il n’y a que cela qui m’intéresse. J’ai essayé d’écrire un livre de divertissement avec une enquête mais pas de méchant. Et ce Maillencourt est un brave mec. Il s’est bien amusé au début, s’est laissé porter ensuite. Il y a un grand contraste entre ce personnage prête-nom et le véritable écrivain qui souffre.
Les mystères qui entourent l’identité de certains auteurs font couler beaucoup d’encre. Romain Gary et Emile Ajar, Elena Ferrante et sa saga prodigieuse. Geneviève Brisac confiait, elle, écrire parce que sa mère ne la regardait pas. Pourquoi vouloir se cacher alors que d’autres cherchent la lumière ?
Je ne faisais pas forcément référence au cas Gary-Ajar mais il prouve que cela n’est pas invraisemblable. Je pense, comme l’écrivait Flaubert à Maupassant, que "l’œuvre est tout, l’homme n’est rien". Je ne livre pas un message mais il me semblait amusant de mettre en scène un auteur qui ne veut pas apparaître alors que d’autres écrivent par soif de reconnaissance ou par orgueil. Mon faux écrivain endosse la célébrité sans avoir rien fait. En tant que personne, je vis un peu entre les deux. Si j’écris sous mon nom, c’est tout de même pour exister. Idem pour mon premier roman. J’étais jeune, j’avais vingt-cinq ans et je voulais montrer ce que je savais faire. J’espère également que mon deuxième roman va avoir de la presse, ce qui traduit un souci de reconnaissance et une certaine vanité. Et en même temps, je veux que les livres soient pris en soi. Je sais que je n’ai, vis-à-vis du lecteur aucune importance. Céline, exemple symbolique, était un écrivain exceptionnel et probablement un être humain détestable. Je ne cherche pas à savoir qui est Céline pour goûter sa littérature.
Ce "Grand écrivain" a des accents autobiographiques. Vous semblez avoir connu le syndrome du deuxième roman…
Mon premier roman était presque une fin en soi. Il eut un succès de presse important, a été couronné du pris du premier roman. J’avais réussi mon coup. Cela m’a coupé les ailes. J’avais commencé un deuxième roman mais j’étais beaucoup trop ambitieux. Je voulais ajouter un étage à la littérature. Quelques années plus tard, je me suis mis à la traduction en me disant que j’allais réapprendre une discipline, me mettre tous les jours à la table de travail… Pour "Cale sèche", je me couchais à 21 heures, me privais de vie sociale, et me levais à quatre heures pour écrire avant d’aller au travail. Mais je ne pourrais plus faire cela aujourd’hui. Entre-temps, j’ai pris goût à la traduction, j’ai beaucoup appris sur l’écriture elle-même et traduire m’a délié les mains. Pendant cette latence, il m’est arrivé d’écrire quelques phrases, puis de ne plus écrire du tout et de déprimer en me disant : "C’est foutu".
Parler du manque d’inspiration, n’était-ce pas une manière pour vous de conjurer le sort ?
Sans doute. Avec un livre, je ne peux pas me considérer comme un écrivain. Le deuxième roman est une étape.
Comment se porte l’édition aujourd’hui ?
Comme le marché du livre. On assiste à une modification profonde des attitudes des lectorats que l’on appréhende difficilement. Je suis éditeur chez Omnibus, spécialiste de la réédition. On réalise qu’il est des livres qu’on publiait il y a vingt ans qu’on ne pourrait plus faire actuellement. On est tributaire de la même évolution que celle observée dans les médias. Ce qui restait naturel, voici cinq ou dix ans, ne l’est plus de nos jours. Le public change de plus en plus et à une vitesse folle. Le métier, aussi.
Quel regard porte un éditeur sur des phénomènes d’édition comme les Guillaume Musso et Marc Lévy ?
Il y a toujours eu des best-sellers. Pensons à Guy des Cars qui a accompagné les Trente Glorieuses et qui a tout à fait disparu. Il s’agit d’une littérature en phase avec les préoccupations du public. Dès que celles-ci changent, ces auteurs deviennent hors mode. C’est une littérature du moment, qui s’en va avec l’air du temps. Dans dix ans, tout le monde aura peut-être oublié Musso. Par contre, il est assez rare qu’une œuvre mémorable soit en même temps un best-seller. Les livres qui s’imposent auprès de la critique ne séduisent pas forcément le grand public. Car il y a d’une part les lecteurs, les plus nombreux, qui cherchent à se divertir, de l’autre, des lecteurs, plus rares, amoureux de la littérature. Comme le disait Malraux, le succès d’un livre au-delà de dix mille exemplaires repose sur un malentendu.
- Le grand écrivain | Jean-François Merle | Arléa | 272 pp., env. 20 €
EXTRAIT
"Je déambulai dans l’enfilade de grands salons, pour l’heure peu peuplés, happai au passage une flûte de champagne sur le plateau d’un serveur obligeant et entrepris de faire un tour complet des lieux.
J’avisai Dolorès et Maillencourt, très entourés. L’éditrice, dans une robe rouge parfait, était resplendissante; le génie de la littérature avait la mine austère et blasée qu’on peut attendre d’un génie de la littérature.
Le regard de Dolorès passa sur moi sans s’arrêter. Je ne me formalisai pas et poursuivis mon exploration. Je croisai quelques visages familiers, personnalités du petit écran, écrivains, journalistes, critiques, souvent tout ça à la fois, échangeai mon verre vide contre un plein; bien qu’incongrue, ma présence n’était pas illégitime; j’avais écrit un livre, après tout, deux en comptant l’objet de la réception; je pouvais me détendre et arrêter de m’excuser en me cognant aux pots de fleurs."