La créativité des éditeurs belges
Publié le 04-06-2018 à 15h38 - Mis à jour le 04-06-2018 à 15h39
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Une somme historique et sociologique due à Pascal Durand et Tanguy Habrand. Elle constitue un véritable tour de force par son érudition et son ampleur. Depuis l’"Histoire du livre et de l’imprimerie en Belgique" en six volumes, publiée de 1923 à 1934 par le musée du Livre, aucune grande synthèse ne l’a complétée ni poursuivie. Deux érudits viennent d’y remédier : Pascal Durand, professeur ordinaire à l’Université de Liège où il dirige le Centre d’étude du livre contemporain, et Tanguy Habrand, assistant au département Médias, Culture et Communication de la même université.
Ils n’ont pas hésité à remonter à Christophe Plantin, ce Français de Tours venu s’installer à Anvers vers 1555, où il rivalisa avec les plus grands éditeurs de l’époque, les Elzevier, Alde, Didot. Aux siècles suivants, notre pays était réputé pour ses contrefaçons, notamment d’ouvrages interdits en France. C’était encore le cas au XIXe siècle : en 1841, sur 1300 titres du catalogue Meline ou les 1066 du catalogue Hauman, tout est contrefaçon, et aucun auteur belge ! Baudelaire notera : "J’ai été très surpris de voir que cette contrefaçon très vilipendée était très supérieure à la production française originale." Quant à l’éditeur Albert Lacroix, il obtint de Victor Hugo, en 1861, le droit de publication des "Misérables" contre la somme colossale de 650 000 euros d’aujourd’hui !
Venons-en au siècle dernier. En 1936, un petit imprimeur de la région de Namur, Jean Duculot, publie "Le Bon Usage" du grammairien gaumais Maurice Grevisse (1895-1980). Sa description claire et "tolérante" des difficultés de la langue française lui vaut un succès phénoménal. En 1938, l’imprimerie Dupuis de Marcinelle, spécialisée dans les magazines ("Bonnes Soirées", "Le Moustique") lance "Le Journal de Spirou" : son groom en uniforme rouge rejoint dans l’imaginaire des jeunes le reporter en pantalon de golf Tintin, créé en 1929 par Hergé. En 1946, le lancement du journal "Tintin" fera de lui le porte-étendard de la bande dessinée belge.
Le lecteur doit se douter que l’ouvrage sous revue ne se résume pas : il énumère des faits, dégage des tendances, raconte la naissance et la mort de maisons d’édition. Nous ne pouvons qu’y grappiller pour en signaler la richesse. Ainsi, on y découvre que, sous l’Occupation, la production éditoriale belge tourna autour de 3 000 à 4 000 publications par an. Un rôle important y fut joué par les éditions de la Toison d’or, créées en 1941 par les époux Didier, dont le salon avait accueilli avant-guerre des personnalités de tous bords, de Spaak et Pierre Nothomb au rexiste Pierre Daye et au jeune Henry Bauchau. Parmi la centaine de titres parus à leur enseigne, citons "Après coup" d’Henri de Man, le président du parti socialiste, "Le Livre des vivants et des morts" de Raymond De Becker, futur rédacteur en chef du "Soir volé", et de romanciers débutants, Paul Willems ("Tout est réel ici") et Louis Carette, futur Félicien Marceau ("Le Péché de complication").
Les années de guerre virent, par ailleurs, un remarquable essor du genre policier, grâce notamment à Stanislas-André Steeman (1908-1980) et sa collection "Le Jury". Non seulement, il y publia sa "Légitime défense" (que Clouzot adaptera en 1947 sous le titre "Quai des Orfèvres") et des Simenon, mais des jeunes promis à un bel avenir, tels Thomas Owen et André-Paul Duchâteau.
L’après-guerre a vu naître à Verviers, en 1949, les éditions Marabout, qui, outre les populaires Bob Morane et Sylvie, se déclinèrent en Marabout Flash, Marabout fantastique, Marabout junior, etc. En 1954, Casterman lance la série des "Martine", qui se vendirent à des dizaines de milliers d’exemplaires. En 1972, Casterman, toujours, lança le magazine ("A suivre") qui donna à la bande dessinée adulte ses lettres de noblesse sur le plan international : Hugo Pratt, Tardi, Sokal, Geluck, Schuiten et Peeters.
Sur le plan événementiel, retenons deux faits. En 1969, la Foire internationale de Bruxelles ouvrit ses portes au centre Rogier, à l’initiative notamment de Willy Vandermeulen; contre vents et marées, elle a subsisté juqu’à nos jours. En 1980, à l’occasion du Festival Europalia consacré à la Belgique, qui célèbre le 150e anniversaire de son indépendance, une librairie est installée dans le hall du Palais des Beaux- Arts de Bruxelles, qui présente les œuvres de 80 auteurs belges. Un événement sans précédent.
Cette mise en valeur de nos écrivains doit beaucoup à deux hommes. D’une part, Marc Quaghebeur; à la tête du "Service de la Promotion des lettres et de l’art dramatique" (1977), il joua un rôle déterminant dans "le montage et le maillage" de diverses collections : "Archives du futur" (1978) pour l’édition universitaire, "Ecrits du Nord" (1979) voués à des auteurs contemporains, "Espace Nord" (1983) pour un corpus au format de poche. D’autre part, Jacques Antoine, libraire établi rue des Eperonniers à Bruxelles, avait lancé dès 1976 une collection "Passé Présent" qui fit découvrir à beaucoup Camille Lemonnier, Constant Malva, Scutenaire, André Baillon, Guy Vaes et j’en passe.
Depuis lors, nombreuses sont les maisons d’édition qui naquirent, grandirent, disparurent : Complexe, dirigée par André Versaille et Danielle Vincken, au beau catalogue, Luc Pire, avec ses hauts et ses bas, Luce Wilquin, insubmersible depuis 1992, Les Impressions nouvelles, qui existent depuis 1985, les plus récentes éditions CEP de l’ex-ministre Richard Miller, d’autres encore. Souvenez-vous : nous sommes partis du XVIe siècle. Et nous voilà en 2018. Quel parcours ! Quel dynamisme, quelle inventivité de nos éditeurs, imprimeurs, libraires ! Les voilà ressuscités pour notre plaisir.
Extrait
Il est intéressant de constater que le Service des Lettres de la Communauté française de Belgique a mis en place deux instruments institutionnels. D’un côté, "Le Carnet et les Instants", lancé fin 1982 […] Il va évoluer, à partir de 1992, sous la direction de Carmelo Virone […], vers un magazine littéraire trimestriel de qualité […] procurant une récurrente photographie du monde des lettres et du livre de la Communauté française. D’un autre côté, à partir de 1983, la collection "Espace Nord" : en inscrivant la littérature belge d’expression française dans un patrimoine qui s’élargira de plus en plus, à moyen terme, jusqu’à donner un socle historique à cette même littérature non sans contribuer, d’abord un peu par la bande sans doute, à lui donner une forme spécifique" (pp. 377-378).
Histoire de l’édition en Belgique Pascal Durand et Tanguy Habrand Les Impressions nouvelles 570 pp., env. 26 €