Le labyrinthe des passions de Gérard Manset
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Publié le 04-06-2018 à 10h46 - Mis à jour le 05-06-2018 à 09h28
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Il y a, chez Gérard Manset, une recherche effrénée de la beauté. Ses chansons en témoignent, ses photos aussi. "Cupidon de la nuit", son dernier ouvrage, conforte cette quête.
Ni autobiographie ni Mémoires, plutôt une somme de souvenirs qui n’obéissent à aucune règle, et certainement pas à celle de la chronologie. Le lecteur n’a plus qu’à se laisser emporter dans le labyrinthe des passions de l’auteur compositeur interprète français (né en 1945).
Dans les années 70 et 80, Gérard Manset a beaucoup voyagé. De l’Amérique centrale et du Sud à l’Asie en passant par l’Afrique. A la lecture de certains passages, ceux qui connaissent son travail photographique n’auront guère de peine à rattacher ses descriptions à une photo.
Sans parler de ses chansons (dont la célèbre "Il voyage en solitaire") qui, d’une façon ou d’une autre, peuvent également servir de points de repère dans ce dédale de souvenirs.
Si "Cupidon de la nuit" regorge des innombrables rencontres que Manset le libertin a faites sous d’autres latitudes - qu’il relate avec son onirisme si particulier -, il accoste aussi des ports plus proches.
Pour livrer de très belles et touchantes pages sur sa maman ainsi que sur ses deux filles. Dans une langue particulièrement châtiée (que commente, justement, son aînée Caro (line) : "elle me reprochait les évidences de mots désuets qu’elle était désolée de me voir utiliser").
Ceci, sans parler de son amour du subjonctif imparfait : on croise des "sussent", écartasse", et autre "prisse". Et s’il n’y en a pas assez, il les invente : "afin que nous pussassions, pussâmes ou pussissions", pour pussions. Dans cet entrelacs d’élégance, des jeux de mots douteux ou des termes plus vulgaires font tache (tout comme quelques regrettables coquilles).
Rapporter les conversations qu’il a avec ses amis - Jacques, Fabrice, Antoine (notaire vers Angoulême), Marc, Frank, Jean-Phi - lui permet d’évoquer le temps révolu. "Tout changeait, pas dans le bon sens", écrit-il pour parler du corps qui ne répond plus comme avant. Celui qui qualifie l’époque actuelle d’obscurantiste, glisse, ci et là, divers parallèles entre l’hier et l’aujourd’hui. "Quand l’actualité savait se montrer volontairement peu explicite et que désormais ce serait le contraire."
Plus loin, il s’exaspère qu’un tas de systèmes iniques aient vu le jour, qui s’occupent d’utiliser tant d’archives sans s’inquiéter des ayants droit - ainsi de sa prestation à l’émission "Ring Parade" de Guy Lux - visible sur Youtube. Mais est-ce vraiment la raison ?
Il convoque des artistes, aussi, qu’il ne cite pas toujours nommément, mais pour certains, il fournit suffisamment d’indices. Le lecteur est alors pris au piège d’essayer de deviner celui à qui il fait allusion.
Celui qui, à ce jour, possède 21 albums à son actif, passe tout une après-midi en compagnie de Cabrel, à débattre non pas musique mais musiciens. Quant à Juliette Gréco, il s’étonne de son rapport inconditionnel à la scène, lui qui, en 50 ans de carrière, n’y est jamais monté.
Et puis, arrive "Patrick, ou PPD, PPDA. C’était une longue histoire, long shoot d’estime et d’émotions mutuelles". On ne s’attendait pas à ce que Manset, que l’on pensait si intègre, tombât sous le charme d’un journaliste pas toujours scrupuleux. Au cœur de pages d’une éclatante densité, on décèlera qu’il s’agit avant tout de la rencontre entre deux érudits.
Plus d’une fois, on s’étonne - quand on n’est pas embarrassé, gêné, excédé - de son rapport à la gent féminine - d’un tout autre temps, ce qui lui correspond plutôt bien, mais ne l’excuse pas pour autant. On le préfère quand il s’extasie sur le chant d’une mésange ou s’attarde sur Isa, fantasme qui le suit tout du long, "par-delà les frontières du rêve".
"Se pouvait-il qu’on meure d’avoir le cœur serré par tant de beauté ?" se demande Gérard Manset alors que sa maman, à l’automne de sa vie, lui récite un poème.
- Cupidon de la nuit | Gérard Manset | Albin Michel | 345 pp., env. 22 €
EXTRAIT"Elle s'était rattrapée, inquiète seulement des deux moitiés de cerveau d'un paternel juxtaposé, superposé. La face qui les avait élevées elle et sa soeur, blondinettes de la Muette, l'inconséquent toujours à un départ, ayant tellement d'identités qu'on ne savait plus très bien qui faisait quoi ni était qui.
Elle pouvait même claquer la porte. Marre de ce père lissé pour y enfouir tel ou tel avatar de ce qu'il avait retaillé et arrondi, qu'il allait pondre ou recadrer, ficeler en s'isolant. Mais dans son quotidien et dans la vie pareil, failles, trous, les je, les il, ficelles à enfiler et petits objets à classifier. Un Lego permanent. Caro se foutait en boule: "Puisqu'on te dit que t'es cinglé!"
Sa mère a vite compris. Elle a laissé tomber."