Schopenhauer et son fan-club
- Publié le 04-06-2018 à 16h07
- Mis à jour le 09-03-2020 à 16h04
Thomas Mann, qui fut un caudataire du philosophe, le perce à jour.La figure même du pessimisme dépeinte par un contemplateur de la décadence. Arthur Schopenhauer (Dantzig, 1788 - Francfort, 1860) dévisagé par Thomas Mann (Lübeck, 1875 - Zurich, 1955). Misanthrope, et violemment misogyne de surcroît, Schopenhauer n’aimait pas grand-monde, sauf ses chiens. Admirateur quand même de Goethe et de Kant, il goûtait moins les abstractions de Fichte ou Hegel. Respecté de Nietzsche, qui fut un disciple fervent, il est aussi vénéré de bon nombre, dont Michel Houellebecq, qui postule que "la désillusion n’est pas une mauvaise chose".
C’est dans "Les Maîtres", œuvre traduite de l’allemand en 1979 chez Grasset, qu’on lit le témoignage du contemporain Thomas Mann ("La Montagne magique", 1924) sur ce philosophe classique, radical mais roboratif, qu’il a tant révéré. Dont l’histoire de la pensée, selon lui, conduit tout droit à Platon. "Les choses de ce monde, enseignait le penseur grec, n’ont pas d’existence véritable : toujours en devenir, elles ne sont jamais. […] Elles sont des ombres. […] Ce sont les Idées éternelles."
Quelque pessimiste qu’il fût, l’auteur du "Monde comme volonté et représentation" (1818), son maître monument, son vestige absolu, n’était guère cependant un mélancolique porté sur le suicide, qu’il jugeait d’ailleurs absurde et immoral. On peut même croire, au contraire, qu’il était positivement narcissique. Son dégoût profond de la nature humaine le confine certes dans la solitude, mais non sans une puissante complaisance à l’égard de soi-même, ce dont atteste une propension obsessionnelle à collectionner des images, portraits et photographies de lui en personne.
Mais à quoi donc pouvait rimer l’idée de volonté dans la tête de ce hirsute foudroyé ? De Kant au fond, auquel il avait déjà osé emprunter le concept de la "Chose en soi", il avait également repris les trois questions finales de la "Critique de la raison pure" : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? "La Volonté, répond Thomas Mann, c’était elle la cause première et irréductible de l’être, sa base la plus profonde, la source de tous les phénomènes, la puissance présente et agissante dans chacun d’eux, la créatrice de tout le monde visible, car elle était le vouloir-vivre." L’intelligence, au demeurant, n’était jamais que la servante de cette volonté, son outil.
"Mais la volonté était en outre et en même temps autre chose encore : elle était représentation, ma représentation et la tienne, la représentation de chaque individu et la représentation de soi pour chacun […]." Alors, que reste-t-il en définitive ? Point d’espérance, non, mais l’ennui, car toute existence humaine, souligne encore Thomas Mann, est ballottée entre la douleur et l’ennui. Et le salut, en aucun cas, ne saurait résider dans la mort, qui n’est que la fin d’une misérable individuation.
Si paradoxal que cela puisse paraître, malgré sa misanthropie véhémente et toutes ses doléances sur la corruption de la vie en général, Schopenhauer conçoit un vrai culte de l’homme. Plus que moderne, Thomas Mann perçoit en lui du reste un homme "futur". Louant son "humanisme pessimiste", il lui attribue également un "aristocratisme de la souffrance", "doctrine suivant laquelle la vocation de l’homme et du génie, leur plus haute distinction et leur anoblissement, est la souffrance". Aussi le philosophe assigne-t-il à l’homme deux façons de transcender ou sublimer la douleur : l’art et la sainteté. Deux missions d’une grande et fondamentale beauté mystique.
Schopenhauer Thomas Mann traduit de l’allemand par Jean Angelloz Buchet-Chastel, coll. "Les Auteurs de ma vie" 235 pp., env. 12 €