Tom Robbins sans vague à l’âme
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Publié le 12-06-2018 à 15h53 - Mis à jour le 12-06-2018 à 15h54
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Avec son sens de l’humour et du détail, l’écrivain de la culture pop revisite sa vie. Un parcourt plein de verve, antidote à la sinistrose ambiante.Tarte aux pêches tibétaine" s’ouvre sur une citation : "Il faut posséder une certaine tournure d’esprit pour voir la beauté dans un hamburger". On la doit à Ray Kroc, fondateur de McDonald’s, mais Tom Robbins doit être jaloux de ne pas en être l’auteur, tant elle résume bien son sens de l’humour et sa vision du monde.
L’auteur de "Même les cow-girls ont du vague à l’âme" (1976, adapté par Gus Van Sant au cinéma en 1993) signe ici "le récit véridique d’une vie de fantaisie et d’imagination" - ni autobiographie, ni Mémoires, précise-t-il en introduction, mais néanmoins déambulation dans ses souvenirs - romancés ou non, seul lui le sait - depuis sa première échappée belle, en langes sur une route des Appalaches, en Caroline du Nord, où il naquit il y a 85 ans.
Rien ne prédestinait ce petit-fils de prédicateurs baptistes à devenir "l’auteur le plus dangereux du monde" (selon les termes d’une critique italienne, "parce que vous dites que l’amour est la seule chose qui compte au monde et que tout le reste n’est qu’une vaste plaisanterie"), résidu flamboyant de la contre-culture.
Le destin de Tom Robbins a la singularité de temps moins polarisés. Enfant, sa mère le surnomme, pour une raison inconnue, et avec une affection antinomique, Tommy Rotten ("le Pourri").
Elevé durant la Seconde Guerre mondiale, le jeune homme fait le bon petit soldat au sein de l’Air Force durant la guerre de Corée - et œuvre aux renseignements météorologiques qui devaient guider les bombardiers américains en cas de guerre nucléaire - tout en développant son goût pour la littérature sulfureuse (Henry Miller) et ses amitiés naissantes au sein de la "bohème" new-yorkaise d’après-guerre.
Etudiant, il a écrit dans la section sports de l’université Washington Lee de Virginie sous la direction d’un certain Tom Wolfe. Il croise ensuite le chemin des poètes de la Beat Generation ou du peintre William Philip Kendrick. Découvre une partie de sa voix littéraire en voyant "Tirez sur le pianiste" de François Truffaut puis en assistant à un concert des Doors.
Précurseur, il est hippie avant les hippies, pacifiste avant l’heure grave de la guerre du Vietnam, écolo avant tout le monde, sevré d’acide dès 1964 alors que personne ne parle de LSD. Robbins a toujours eu une longueur (et langueur) d’avance, ce qui en fait un écrivain toujours moderne.
S’autorisant parfois quelque liberté avec la chronologie, sa "tarte tibétaine" se décline en autant de parts que de chapitres - 41 - courts, rédigés d’une plume toujours alerte et imagée (et remarquablement bien transposée en français par François Happe). Ces récits et anecdotes, où s’entremêlent détails et digressions, finissent par bel et bien apporter une grille de lecture supplémentaire à son œuvre, caractérisée par son sens de l’observation sociale et de la causalité absurde.
Le titre intrigant, explique-t-il en préambule, est issu d’un passage de "Même les cow-girls ont du vague à l’âme" où il est question d’une parabole "sur la sagesse qu’il y a à toujours viser les étoiles, et la sagesse plus grande encore qu’il y a à accepter l’échec de bon cœur quand vous n’atteignez que la lune".
Tom Robbins apparaît en effet comme un cynique heureux, un résilient reconnaissant, un "ironique sincère". Surtout, il reste un enfant (ou un ado) qui ne veut pas grandir. Un écrivain qui s’émerveille encore des mystères de la création, qui succombe à l’attraction du sexe opposé (sans machisme sous-jacent) et pose sur le monde, la vie, les peuples et les personnes un regard teinté d’ésotérisme. Ce Tom Robbins-là, celui d’"Un parfum de Jitterburg", d’"Une bien étrange attraction" ou de "Comme la grenouille sur son nénuphar" ("Half Asleep in Frog Pajamas", pas moins énigmatique en anglais), est un antidote savoureux à l’air nihiliste, nombriliste et obscurantiste du temps. Et nous rappelle, après les disparitions récentes de Tom Wolfe et Philip Roth, qu’il reste au moins un autre "plus grand écrivain américain".
Tarte aux pêches tibétaine Tom Robbins traduit de l’anglais (américain) par François Happe Gallmeister 476 pp., env. 25 €