Régis Debray, les leçons d’une vie
Publié le 14-06-2018 à 16h44
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Le compagnon de route du "Che" nous livre comme un testament. Avec modestie et ironie, il nous commente les fragilités de la lutte.Jusque-là, on ne tenait pas Régis Debray pour un prince de l’humilité. Mais le personnage a peut-être changé, ou l’humeur du monde. Dans ce "Bilan de faillite" qu’il adresse à son fils Antoine, à l’aube de tous les choix, entre l’administration ou la finance notamment, il ne sait plus trop s’il est lui-même un homme du passé ou du passif. C’est vrai, de toutes les causes qu’il a étreintes, embrassées ou épousées, entre Fidel Castro et Ernesto "Che" Guevara, la plupart paraissent aujourd’hui ruinées. L’Amérique latine de Pinochet - une certaine Amérique du Nord en somme - semble avoir eu raison de celle de Salvador Allende.
Mais ne cite-t-il pas fort opportunément, à la fin de son petit livre, Walter Benjamin, "le suicidé de Portbou", qui disait : "De tout ce qui jamais advint, rien ne doit être considéré comme perdu par l’Histoire." Les combats de Régis Debray, comme ceux à un autre degré de notre compatriote Conrad Detrez, ne furent point vains en tous points. Il en restera quelque chose dans un esprit de résistance. Du moins ces combattants-là n’étaient-ils pas de brillants causeurs germanopratins, lanceurs de gravier au Quartier latin. Contre lesquels les colonels de gendarmerie, patrons des "CRS-SS" en 1968, avaient de toute façon décrété : "Nous ne tirerons pas sur nos enfants."
A son "pitchoun" - qui signifie affectueusement "petit" en provençal -, Régis Debray enseigne encore que "nul ne forge son identité à soi seul, et ceux qui t’appellent à être l’auteur de ton existence, en artiste du moi, sont des égolâtres et des jean-foutre". C’est assez peu sartrien en apparence, mais personne n’a jamais dit non plus que Sartre avait raison dans tous les cas de figure, d’école ou d’espèce.
Tout en nuance, Régis Debray l’est décidément lorsqu’il décerne à l’homme une part féminine, le yin, l’inconscient, le nocturne; et cette autre part, masculine, le yang, le volontaire, le prétentieux. Et de préciser : "Le mollusque est bivalve, l’avion biplan, l’inventif bisexuel et l’infortuné bipolaire - soit. Doubles nous sommes tous, mais jamais cinquante-cinquante." Aussi, contre toutes les tentations, parfois même les compromissions, l’ancien conseiller spécial de François Mitterrand évoque son tempérament "désespérément de gauche", lignée Aragon et Ferrat.
Evoquant les opiums du peuple périmés, et toutes ses fièvres d’antan, c’est de l’aveu même de son éditeur un "livre-testament" que nous lègue le camarade Debray "sur le métier de vivre dans le monde d’aujourd’hui". Déjà, il n’avait pas complètement apprécié la dérive marchande de la gauche mitterrandienne; déjà, il ne raffole pas non plus des "comptables fous de Bruxelles"; alors, enfin, ne lui parlons pas de l’Amérique, singulièrement depuis ce George W. Bush qui ignorait encore qu’il y avait des chiites en Irak, "avant de lancer ses missiles sur Bagdad, sous les applaudissements de notre intelligentsia la plus combative". Mais le philosophe le confesse volontiers : il sait son livre, cocktail de lucidité et de dérision, définitivement inachevé. Il appartient désormais à son fils de le compléter.
Bilan de faillite Régis Debray Gallimard 154 pp., env. 15 €