L’autre guerre de la France
Publié le 19-06-2018 à 17h49 - Mis à jour le 19-06-2018 à 17h50
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Une BD-enquête sur un massacre passé sous silence par les autorités françaises. Un dossier qui resurgit dans l’actualité plus de 70 ans après les faits.Camp militaire des troupes coloniales, Thiaroye, dans la banlieue de Dakar, capitale du Sénégal. Nous sommes le 1er décembre 1944. Des tirailleurs sénégalais viennent de rentrer de quatre ans de combats et d’emprisonnements dans cette France passée sous le joug nazi. Ce matin-là, des coups de feu éclatent. Des corps tombent. Les victimes sont nombreuses. Le sang recouvre le sol. Dès les premières pages, Otero et Perna, les deux auteurs, ne cachent pas l’étendue de ce qu’il convient d’appeler un massacre. L’armée française vient d’ouvrir le feu sur ceux qui, comme eux, ont pourtant sacrifié une partie de leur jeunesse pour défendre "leur patrie".
La version officielle de l’époque fait état de 35 morts. Trente-cinq autres militaires sénégalais seront condamnés à dix ans de prison et perdront tous leurs droits liés à ces années de guerre. Les héros deviennent des parias ou des cadavres en quelques secondes. En cause ? Une tentative de mutinerie, toujours selon la version officielle française. Ces hommes ont eu l’outrecuidance de réclamer leur solde pour les années passées en France. Une solde qu’ils auraient pourtant perçue, toujours selon les documents officiels.
Une histoire sanglante cachée par la Métropole et déterrée voici une vingtaine d’années par Armelle Mabon. Les auteurs de cette bande dessinée-enquête vont marcher dans les pas de cette historienne. D’abord pour une enquête dans le magazine "XXI", dans cette bande dessinée ensuite. Pat Perna, le scénariste, ancien journaliste, a découvert ce massacre par hasard. "Dans une bande dessinée de Tardi, explique-t-il. Il est fait allusion au massacre de Thiaroye. Je ne connaissais rien à ce dossier. J’ai voulu me renseigner mais je ne trouvais pas grand-chose jusqu’au moment où j’ai appris qu’une historienne y avait consacré un livre… introuvable. Grâce aux réseaux sociaux, j’ai pu entrer en contact avec Armelle Mabon qui m’a tout de suite répondu. Coup de chance, elle aimait la bande dessinée et connaissait et appréciait mon travail. Du coup, elle m’a fait parvenir un exemplaire."
Ensuite, le scénariste et le dessinateur, Otero, iront enquêter sur le terrain. "Là-bas, parler de Thiaroye ne laisse personne indifférent", explique le dessinateur qui est parvenu à rendre cette enquête parfaitement lisible.
Plus de 70 ans après les faits, une chape de plomb recouvre toujours ce dossier. Pour son premier voyage au Sénégal en tant que président de la République française, François Hollande s’est rendu au cimetière Thiaroye. "Il a déclaré publiquement qu’il n’y avait personne dans les 35 tombes silencieuses, privées de toute indication, de ce cimetière. Il a remis le dossier des événements aux autorités sénégalaises. Nous avons pu rencontrer l’historien qui travaille avec d’autres chercheurs africains sur ces documents. Aucune information n’a encore filtré", explique Pat Perna.
Selon les divers documents et les témoignages qu’a pu récolter Armelle Mabon, ce massacre aurait fait plusieurs centaines de morts. L’institution française n’a rien laissé au hasard pour taire cette tragédie, caviardant des rapports, revoyant à la baisse le nombre de tirailleurs qui ont embarqué en France pour rejoindre leur terre. "Cette année-là, il y a par contre un surplus budgétaire qui correspond aux sommes qui n’ont pas été versées aux tirailleurs sénégalais qui n’avaient donc pas reçu l’intégralité de ce que la France leur devait", explique Pat Perna.
Un travail consciencieux pour dissimuler un massacre insupportable. Pour quelle raison ? Qui a donné l’ordre ? La tuerie a été sciemment préparée selon l’enquête. Les autorités militaires ayant fait appel à un char américain trois jours avant les faits, rappelant aussi des renforts de Saint-Louis. La théorie de la mutinerie qu’il a fallu réprimer ne tient pas face à ces éléments et aux divers témoignages. Pourquoi ce massacre ? Pourquoi ce silence français ? Pourquoi ce silence sénégalais aujourd’hui ? Des pistes de réponses sont effleurées. Seule certitude, de nombreux militaires français venus d’Afrique sont morts chez eux par la main de militaires français.
Morts par la France Otero Perna Les Arènes/XXI 144 pp., env. 20 €
