Raconte-moi un migrant
Publié le 20-06-2018 à 09h29
En l’homme blessé de n’être plus rien, Benoit Cohen a écouté vibrer la vie.Raconte-moi, dis, raconte-moi un migrant.… Un quoi ? Un qui ? Avec son écriture pour porte-voix, l’écrivain et cinéaste Benoit Cohen s’inscrit à sa façon très directe dans l’air du temps immédiat. Il en éclaire surtout des zones d’ombre que nos certitudes, souvent rétives à se mettre en question, ne prennent pas suffisamment en compte. Son livre "Mohammad, ma mère et moi" est un récit. Celui d’une écoute récente, vraie et attentive. Celui du regard qu’à travers cette écoute, il porte - et partage - sur un migrant blessé d’être regardé comme tel et seulement comme tel alors qu’il est un individu avec un nom, une personnalité, un pays où sont demeurés ses parents, un passé de paysages, d’odeurs, de tragédies mais de rires… Là-bas, il était quelqu’un. Ici, il n’est personne.
Quand ils arrivent dans nos pays, avec les espoirs de liberté et de vie possible qu’ils portent en eux, les migrants ont, en général, traversé nombre de peurs, d’embûches et d’humiliations. Ils s’y étaient préparés avec plus ou moins de lucidité. Ce à quoi, en revanche, ils ne s’attendent pas quand ils arrivent, épuisés et démunis, c’est à ne plus avoir d’histoire individuelle. Ils sont "les migrants". Ils ont fui la mort et se retrouvent dans une mort sociale, souhaitant moins la compassion que la reconnaissance de qui est chacun. Et peut-être, en corollaire, un peu de confiance.
Benoit Cohen vit avec sa famille à New York lorsqu’il apprend que sa mère héberge un migrant dans la vaste demeure du 7e arrondissement de Paris où elle vit seule. Inquiet pour elle qui sait peu de chose de cet hôte inattendu et se refuse à l’effaroucher par des questions trop personnelles, le fils, pourtant hostile au racisme de Trump nouvellement élu, rentre à Paris. Il veut en savoir davantage et entendre les raisons de sa mère. Suscitant ses confidences, il amène Mohammad à parler comme il ne l’a jamais fait, refaisant avec lui le chemin des pérégrinations douloureuses qui l’ont amené à fuir son pays, l’Afghanistan, sans savoir s’il y reviendrait un jour. Le 27 janvier 2014, le cœur lourd, il s’était envolé pour l’inconnu.
Donnant, donnant. Parallèlement à l’histoire de vie ou de mort que lui déroule son interlocuteur, Benoit Cohen raconte sa propre émigration vers les Etats-Unis et comprend qu’elle correspondait pour lui à un besoin de changer d’air quand elle a répondu pour l’Afghan à l’obligation de sauver sa peau. Il perçoit aussi que sa mère - mais pourquoi fait-elle tout ça ? - est motivée par l’assurance que si on veut, on peut et trouve dans l’action concrète une manière de compenser le manque d’engagement des pouvoirs publics. Il découvre, à travers cette femme généreuse et énergique que donner est parfois plus simple que recevoir et qu’un réfugié n’est pas seulement quelqu’un qui a besoin d’être logé et nourri mais quelqu’un qui a des rêves, une intelligence, un savoir-faire, des sentiments refoulés, quelqu’un qui veut croire, comme tout être humain, qu’il a encore un destin.
Mohammad, ma mère et moi Benoit Cohen Flammarion 280 pp., env. 19 €