Les intimes convictions de Jacques Julliard
Publié le 26-06-2018 à 09h36
:focal(1020x517.5:1030x507.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/VSV3NUZ26BBMDAKS2ISNSEOTEY.jpg)
L’ancien chroniqueur du "Nouvel Observateur" publie "L’esprit du peuple". Une saine et nécessaire lecture en un temps propice à tous les populismes.Longtemps, Jacques Julliard (Brénod, 4 mars 1933) forma avec Jean Daniel, patron et fondateur du "Nouvel Observateur", cadet subjugué de Camus, le duo de têtes pensantes du vénérable hebdomadaire du cœur à gauche. Maîtres à penser pour plusieurs générations de leaders d’opinion et d’honnêtes gens. Soutiens inconditionnels de Pierre Mendès France et de Michel Rocard, chefs de file de la "deuxième gauche" et fils spirituels en droite ligne de Jean Jaurès et de Léon Blum, ils n’en forgèrent pas moins le retour des socialistes au pouvoir en mai 1981, avec un François Mitterrand dont ils se défiaient quelque peu cependant. L’homme, il est vrai, pouvait être chafouin.
Historien normalien de formation, Julliard avait auparavant collaboré à la brillante revue "Esprit" d’Emmanuel Mounier, chef de file du personnalisme chrétien. C’est à partir de là qu’il suscita l’admiration de Jean Daniel. Personnage avec lequel il entretint une relation stimulante mais tumultueuse, nourrie comme de juste d’émulation et de rivalité, qu’il résume d’une phrase sublime : "Jean Daniel est un homme d’un charme sans égal et d’une vanité qui ne lui est guère inférieure." Aussi, il y a quelques années, le chroniqueur attitré quitta-t-il l’éditorialiste de droit divin pour rejoindre les rangs du magazine "Marianne", où il éditorialise à son tour, mais sur un ton plus acerbe, peut-être même un peu aigri. Mais non moins intelligent et rigoureux.
L’on n’aura pas manqué d’apprécier cette année la parution dans la magnifique collection "Bouquins" de "L’Esprit du peuple", compilation de livres et d’articles sur le peuple, il va de soi, mais également sur les vicissitudes des gauches (gauche Voltaire et gauche Rousseau), sur Péguy, Bernanos ou Claudel aussi, et Simone Weil encore. Mais également Pascal, sans négliger les influences de Fernand Pelloutier, de Proudhon ou du comte étatiste Henri de Saint-Simon (à ne pas confondre avec le duc du même nom et d’ailleurs de même souche), "l’esprit le plus original et le plus novateur qu’ait connu la France moderne depuis Jean-Jacques Rousseau". En passant par de Gaulle, l’Algérie et Mai 68, bien sûr.
Il est bon décidément de réfléchir à la légitimité du peuple à l’heure, dangereuse et perverse, de tous les populismes. A bâbord comme à tribord, jusqu’à contaminer parfois le centre mou de l’échiquier politique. A l’heure aussi où, de toute évidence, le prolétariat a perdu toute pertinence conceptuelle, se désagrégeant, se corporatisant, se désolidarisant en tant que corps social monolithique. "Le peuple ? ‘Un mot qui se prête à tout’, nous avertit Mirabeau, orfèvre entre les orfèvres. […] Ce sera un des enjeux permanents de la bataille idéologique française, avant Marx et, bien entendu, à la suite de Marx, de décider qui a le droit de se réclamer du peuple, qui a le droit d’en faire partie. En ce sens, le peuple se pose en s’opposant."
De toutes les grandes nations modernes, soutient encore l’intellectuel, la France est le pays qui a poussé le plus loin cette identification et qui, de ce fait, a installé la division sociale au cœur même du combat politique. Raison pour laquelle il existe du point de vue marxiste une "exception française permanente" : c’est en France que les luttes des classes connaîtront leur traduction politique la plus directe et la plus lisible. Il y a certes dans le mot "peuple" une ambiguïté irréductible. Selon Mirabeau toujours, l’on y peut entendre celui qui désigne le tout (populus, ou nation) ou celui qui en nomme une partie (plebs), pouvant craindre là ce que les Latins appelaient vulgus.
Sans prétendre cerner d’un trait cet "Esprit du peuple", concluons ici par ce que le démocrate anticlérical qu’est Jacques Julliard, "effaré par le Dieu de l’Ancien Testament", fit un jour valoir à Jean Daniel, si tourmenté par l’élection du peuple juif. La seule réponse à cette question, "c’est Jésus-Christ, c’est-à-dire un élargissement de l’élection à toute l’humanité".
L’esprit du peuple Jacques Julliard Robert Laffont, coll. Bouquins 1116 pp., env. 32 €