Henri Vernes, créateur de Bob Morane, souffle ses 100 bougies: "Bob a fait beaucoup pour Indochine et Indochine a fait beaucoup pour Bob"
Publié le 16-10-2018 à 08h54 - Mis à jour le 26-07-2021 à 16h15
Il est de ces êtres sur lesquels le temps n’a pas de prise. Certes, Henri Vernes se déplace à petits pas dans son appartement, appuyé sur une béquille. Mais cet Athois de naissance, qui vécut ensuite à Tournai, s’apprête à recevoir la visite des édiles saint-gillois ce mardi après-midi. Bigre, cent ans, lui-même n’en revient pas ! Il ne manquera pas de planter quelques piques et bons mots à ceux qui l’honoreront tant son langage est vert et fleuri. Des mots, il en a commenté une vingtaine avec nous vendredi dernier.
Avant-Bob. "J’ai été renvoyé de toutes les écoles où je suis passé. J’étais un mauvais élève, sauf en français. J’avais quatre amis étrangers, notamment un juif russe qui habitait Shanghai, un Turc d’origine espagnole, un Roumain d’origine persane et un Portugais. Je suis parti fin 1936 en Chine, et revenu en 1937. J’ai repris l’école et en 1938, j’ai rencontré ma fiancée, fille d’un gros diamantaire. Une fois marié, j’ai été diamantaire durant un an. Puis j’ai divorcé. J’ai été espion pour un service secret britannique par l’intermédiaire d’une dame, Alice, puis, à la fin de la guerre, je me suis retrouvé à Paris comme journaliste pour des journaux du Nord et pour une agence de presse, l’Overseas News Agency. De retour en Belgique, j’ai bientôt rencontré Jean-Jacques Schellens."
Naissance. "Bob Morane est né de la volonté de Jean-Jacques Schellens, des éditions Marabout, lequel cherchait quelqu’un pour écrire des romans pour la jeunesse et s’en était ouvert à un de mes amis, Bernard Heuvelmans (NdlR : le père de la cryptozoologie)."
Stakhanovisme. "Si peu ! Il se fait que le courant est bien passé avec Schellens qui voulait une production soutenue ; et je me suis lancé dans l’aventure, à raison d’un livre tous les deux mois, soit six par an, soit encore jusqu’à trente pages d’écriture par nuit. Pour tenir le coup, je prenais un cocktail fait de Coca et d’aspirine ; ça secouait. Et je suis toujours là malgré tout !"
Écriture. "J’écris comme je respire. Et quelques fois, j’y ai même pris du plaisir. Parfois, vu le rythme effréné des parutions, je me mettais en mode écriture automatique, surtout s’il fallait que je ponde 20 ou 30 pages par nuit. Là, j’étais en état second. Au total, roman plus BD, j’ai dû publier 220 livres. Mais tout n’était pas bon, loin de là."
Originalité. "À l’époque, contrairement à ce qui se faisait en matière de bande dessinée et de littérature jeunesse où les héros sans peur et sans reproche ne côtoyaient jamais la gent féminine, je n’ai pas hésité à coller à Bob Morane de belles petites amies. Tout cela restait bien sage dans les pages, au grand désespoir de Bob (rire). En revanche, le lecteur rajoutait les éléments du récit que je ne pouvais pas écrire… J’ai aussi écrit la série DON , pour les adultes (NdlR : sous le pseudonyme de Jacques Colombo) …"
Méchant. "Le méchant est indispensable et plus il est féroce, plus le héros a de valeur de le vaincre. Deux sont récurrents, comme Roman Orgonetz ou l’Ombre Jaune, et puis il y en a eu de plus épisodiques."
Succès. "Je ne crois pas qu’il y ait eu un livre qui ait eu plus de succès qu’un autre. En fait, le lecteur de Bob Morane est comme un ivrogne : il boit un verre, puis deux, et au troisième, il ne se rend plus compte qu’il boit, il attend sa dose."
Longévité. "Je ne me l’explique pas. Je n’ai jamais bu (un verre de vin en mangeant quand même). Je n’ai jamais fumé et j’ai pratiqué l’aviron, la boxe et le tennis. De la boxe, j’ai conservé le nez cassé ; ça fait mal un moment et puis on oublie, on passe à autre chose."
Roman. "Le roman, bien plus que la BD, c’est mon truc. Je ne suis pas dessinateur. Le roman me donne plus de liberté, d’ouverture que la bande dessinée qui doit tenir dans un petit carré. Mais en BD, je faisais le découpage des scénarios et je faisais les phylactères. Je donnais les textes au dessinateur. Au début, je réalisais des BD originales. Puis, comme l’éditeur m’avait dit que les publics des romans et des BD étaient différents, j’ai fini par transposer les romans en BD."
Dessinateurs. "Je les ai toujours choisis. Je pense que le meilleur fut William Vance, surtout à la fin de sa carrière. C’était un garçon extraordinaire. Forton était bon aussi. La série s’est arrêtée. Le Lombard a fait une tentative de reprise mais cela n’a pas marché. Ce n’était pas bon."
Animation. "Un film a été perdu mais il y a eu un dessin animé et une série en noir et blanc. Il y a eu des tentatives de cinéma mais cela n’a jamais marché. Si j’avais vécu aux États-Unis, probablement que Bob Morane aurait été adapté depuis longtemps."
Traduction. "Je pense que Bob Morane a dû être traduit en une douzaine de langues, dont le japonais, l’hébreu, le turc, l’arabe, le néerlandais, l’anglais, le portugais… Mais cela n’a jamais été la ruée comme ce le fut en français. Seuls la Flandre et les Pays-Bas ont aussi accroché."
Marabout. "Les rapports que j’entretenais avec André Gérard, l’éditeur de Marabout, n’étaient pas bons. Au début, il payait avec un élastique mais ensuite, cela s’est un peu mieux passé. Du coup, je ne l’aimais pas, mais je le remercie quand même. Je m’entendais bien mieux avec le promoteur de la maison d’édition, Jean-Jacques Schellens. Il faut dire que de nombreuses années, Bob Morane a été le pivot de Marabout Junior, son best-seller."
Indochine. "Bob Morane a fait beaucoup pour Indochine et Indochine a fait beaucoup pour Bob. Un jour, j’étais dans mon salon, en train de regarder la télé quand ma petite amie haïtienne de l’époque me téléphone pour me dire d’écouter Radio Luxembourg. ‘ Écoute, ils diffusent une chanson sur Bob Morane ’ , et c’est ainsi que j’ai entendu L’Aventurier. Étant en Belgique, j’ai vite renoncé au procès ; au contraire, je me suis dit qu’il valait mieux s’entendre avec les jeunes gens du groupe. Ils ont fait beaucoup pour la notoriété de Bob Morane et aujourd’hui encore, L’Aventurier est leur chanson fétiche."

Vitalité. "Je m’entretiens par un peu de culture physique. Faut bien sinon, on rouille ! Par contre, je ne sors plus. J’écris encore, notamment pour le Cercle des Amis de Bob Morane. Voici deux ans, j’ai publié une biographie sur l’écrivain fantastique Jean Ray. J’ai ressorti aussi quelques bouquins non terminés jadis lorsque je publiais aux éditions La P ierre d’Alun . Mais je n’écris plus rien pour gagner ma vie actuellement. Je devrais pourtant car ma pension d’indépendant n’est pas lourde…"
Jeune génération. "Cela me fait plaisir de constater qu’elle connaît encore Bob Morane et cela démontre que je n’ai pas travaillé pour rien. D’un autre côté, je n’aurais rien pu faire d’autre qu’écrire. Boxeur, ce n’est pas un métier. Diamantaire, j’aimais bien, mais le diamant, quand ce n’est pas taillé, c’est du soude (avec un peu d’imagination). Mais quand j’y repense, j’ai passé de bons moments à Anvers en 1940. J’y fréquentais un bar où la jeunesse dorée se retrouvait, le Pickwik ; j’étais choqué de voir figurer un panneau ‘défense de parler néerlandais’. Un ami local m’a alors rappelé qu’on ne parlait flamand qu’aux domestiques."
Plume, machine ou ordinateur. "J’ai tapé à la machine, j’ai aussi un peu dicté mais j’ai surtout écrit à la main ; c’est plus intime, c’est comme l’amour, cela doit se faire à la main aussi…"
Club Bob Morane. "On en est à environ 250 membres venant de France, de Belgique et du Canada. J’allais jusqu’il y a peu à toutes les réunions. Beaucoup de membres viennent me rendre visite, un peu comme une famille. Après tout, je n’ai jamais eu d’enfant même si j’ai connu beaucoup de dames… (sourire malicieux)."
Et après. "Je ne me berce pas d’illusions ; je ne pense pas qu’on se souviendra de moi plus tard, avec un peu de chance de Bob. Quand je me remémore certains littérateurs et héros très populaires dans ma jeunesse, ils sont complètement tombés dans l’oubli maintenant, je n’espère donc rien du tout. Toutes proportions gardées, heureusement que le Christ est mort à 33 ans. Imaginez qu’il fût décédé à 80 ans, on l’aurait oublié rapidement !"
Voyages. "J’en ai fait beaucoup. Mes secondes patries - j’en ai deux - c’est Haïti et Israël ; je suis également allé en Colombie, au Brésil ou en Guyane. Mais je n’en faisais pas les décors de mes romans, hormis L’Anneau de Salomon, commencé en Israël. J’ai écrit un livre sur l’Everest sans jamais y être allé. L’essentiel, pour accrocher le lecteur, est de laisser errer son imagination."
Dernier détail. "À un certain moment de ma vie, j’ai décidé de raconter n’importe quoi en interview ! (éclat de rire) À vous de faire la part du vrai et du faux."