Paul Lynch: "On ne peut reconstruire le passé en se fondant uniquement sur les affirmations des historiens"
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Publié le 31-01-2019 à 13h39
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Paul Lynch poursuit sa plongée dans l’Histoire pour mieux explorer les questionnements universels. Avec “Grace”, l’écrivain irlandais signe le magistral parcours initiatique d’une adolescente jetée sur la route pendant la Grande Famine.
D’Irlande, nous parviennent des voix singulières. La pluie, le manque de luminosité, un complexe d’infériorité bien ancré : tout confère à une forme unique de mélancolie, sœur de celle qui habite ceux qui vivent dans les pays nordiques. "Ici, on extériorise peu", admet Paul Lynch. Alors on écrit ? D’Irlande, nous parviennent des écritures inédites. "On a dû coloniser la langue anglaise en lui injectant la grammaire gaélique. Sans cela, il n’y aurait pas eu ni Joyce, ni Beckett, ni Yeats." Fort de ces héritages, Paul Lynch (Lymerick, 1977) aime s’immerger dans l’Histoire pour faire réfléchir le lecteur. Après La Neige noire et Un ciel rouge, le matin , il signe Grace (lire ci-contre) et nous emmène dans les pas d’une jeune fille jetée sur les routes par sa mère - en ces temps de Grande Famine, c’est une bouche en moins à nourrir. Rencontre avec un auteur pour qui chaque mot doit avoir sa nécessité, répondre au sens de l’inévitable. Et pour qui "écrire, c’est rêver éveillé".
Après "Un ciel rouge, le matin", qui se déroulait en 1832, vous revenez presque à la même période puisque "Grace" commence en 1845. Qu’est-ce qui vous fascine dans cette époque ?
Mon imagination m’a contraint à retourner à cette période. L’Irish Times m’a demandé si je pourrais écrire une suite à Un ciel rouge, le matin, et l’idée m’a fait rire, je l’ai trouvée ridicule. Deux mois plus tard, j’ai commencé à écrire les premières pages de Grace. J’ai eu le sentiment d’être habité par une fille de quatorze ans, en ignorant qui elle était. Je savais seulement que ce serait un livre d’apprentissage et qu’il se déroulerait sur les routes d’Irlande au XIXe siècle. J’ai commencé à noter des détails la concernant, j’ai vite su qu’elle avait une mère et pas de père, et un petit frère, Colly, deux ans plus jeune qu’elle. C’est alors que je me suis dit qu’au moment d’Un ciel rouge, le matin, elle avait deux ans. On devait donc être à présent en 1845. Et dans l’histoire de l’Irlande, 1845 est une date importante : c’est le début de la Grande Famine. C’est comme si mon inconscient avait préparé le terrain.
Comment vous êtes-vous documenté ?
Avant de commencer à écrire, j’ai lu énormément sur la Grande Famine en Chine, sous Mao. Les archives venaient d’être ouvertes, les historiens y avaient accès pour la première fois et un certain nombre de livres ont donné un éclairage précis sur cette période. Je les ai lus à titre personnel, sans me rendre compte que je devais inconsciemment préparer quelque chose sur la Grande Famine irlandaise. Les communistes chinois ont fait quelque chose que les Irlandais n’ont pas fait : ils ont consigné ce qui s’est passé. La famine est une période d’effondrement de la société et un effondrement moral où le pire s’exprime. C’est quelque chose qui a disparu de la conscience collective irlandaise. On se voit comme les victimes de cette époque sans imaginer qu’on a été capables du pire. Pour survivre dans ces conditions, il faut être prêt à tout : mentir, voler, trahir, tuer. En tant qu’auteur, je voulais me confronter à la Grande Famine irlandaise parce qu’on a toujours beaucoup romantisé ce moment, en insistant sur le côté victimaire sans regarder les choses en face. En ce sens, Grace était idéale : c’est une jeune fille intelligente, sensible, mais les circonstances la poussent à s’adapter pour survivre. Je voulais aussi souligner que les survivants sont rarement des héros.
La chance importe beaucoup dans le parcours de Grace…
C’est un élément très important. Le livre est construit d’une manière particulière, avec une troisième personne très proche de Grace : on sait ce qu’elle voit. Et la chance est essentielle. Grace a le talent de s’attirer les gens au bon moment, même s’il ne s’agit pas forcément des bonnes personnes.
On peut presque parler d’atmosphère de guerre civile. Est-ce pour nous faire réfléchir à l’avenir, aux désordres climatiques qui pourraient avoir les mêmes effets ?
Tout à fait. Un écrivain essaie toujours de mettre un peu d’abstraction dans le mythologique. Je voulais qu’on se distancie du côté caractéristique de l’Irlande pour aller vers quelque chose de plus universel. C’est la raison pour laquelle j’ai utilisé l’Histoire dans mes romans : pour me distancer du monde contemporain.
Et pour montrer que l’Histoire n’est que recommencement ?
Effectivement, ce qui m’intéresse est de trouver des situations qui résonnent avec le monde qui est le nôtre. Il est difficile de vivre aujourd’hui sans être confronté aux questions primaires autour de la vie et de la mort que le monde nous pose. Nous vivons une époque où ces questions ressurgissent, avec les guerres, les réfugiés, les incertitudes quant à notre avenir. Je cherche à réveiller le lecteur. Je n’ai pas de temps à perdre avec de la fiction domestique !
La fuite installe Grace dans un climat de menace permanente. Cette forme de tension est-elle nécessaire au récit ?
Je prends des risques avec la langue et l’écriture et j’explore des idées, mais je crois à la primauté du récit. Avoir signé un millier de critiques de cinéma (et vu autant de films) m’a convaincu de l’importance de l’histoire. Il est capital que le lecteur soit témoin, il doit voir l’action se dérouler, et ici, le chaos s’exposer.
La scène d’ouverture est terrifiante, et en même temps nous sommes face à deux enfants facétieux. Pourquoi vous êtes-vous intéressé cette fois à l’enfance ?
Pourquoi pas ? Avec ce livre, j’aime l’idée d’avoir emprunté l’esprit des Aventures d’Huckleberry Finn de Mark Twain : dans un monde de chaos demeure cette légèreté, cette joie. C’est aussi le cas dans De si jolis chevaux de Cormac McCarthy ou Candide de Voltaire : face à un destin sombre, les personnages font preuve d’optimisme, d’exubérance. Dans le cas de Grace, c’est l’innocence qui l’empêche de voir l’énormité de ce qui se passe.
"On ne peut pas vivre comme ça"
Jetée à quatorze ans sur la route par sa mère, Grace va devoir affronter un monde en déliquescence. Nous sommes en 1845, la Grande Famine ravage l’Irlande, et chacun est prêt au pire pour une miette de pain. Grace se cache d’abord sous des vêtements d’homme et dit s’appeler Tim, mais elle est vite démasquée.
C’est dans un long périple que Grace se lance sans savoir qu’il durera cinq ans et l’entraînera du Donegal à Limerick pour une traversée de l’apocalypse aux allures de parcours initiatique. Il lui faut trouver où s’abriter et de quoi survivre, comprendre qu’elle ne peut faire confiance à personne, admettre qu’elle est en train de changer. "Elle devient de plus en plus téméraire, c’est un fait indéniable. Il lui arrive d’examiner sa propre conduite et de s’interroger sur ce qu’elle est, sur ce qu’elle va devenir. La meilleure partie de toi-même s’est envolée, pense-t-elle, celle que tu avais toujours connue." Grace ne peut compter que sur elle-même, et elle ne manque ni de courage ni de débrouillardise : sans cesse elle se dépasse, cheminant le ventre creux, à la limite de la conscience.
Aveuglement
Après Un ciel rouge, le matin et La Neige noire, Paul Lynch propose une interpellante réflexion sur notre manque de discernement. "Nous sommes convaincus que nous décidons de nos vies, mais en vérité nous sommes des vagabonds aveugles qui avancent pas à pas, redécouvrant sans cesse leur propre cécité." Grace l’éprouvera au plus intime d’elle-même et, face à l’indicible, en perdra l’usage de la parole. Par-delà la souffrance, cette extrémité lui fera toucher "une vérité unique et étrangère à la parole, que seul le silence embrasse".
Avec Grace , Paul signe un roman magistral porté par une écriture poétique et incandescente. Mêlant accents mythologiques et oniriques, l’écriture déploie sa maestria pour contrebalancer les drames dépeints. Élu meilleur livre de l’année en Irlande, Grace est de ces romans qui marquent au-delà des mots.
Paul Lynch, "Grace", traduit de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso, Albin Michel, 480 pp., env. 24,75 €