"On éloigne les gens du spectacle de la mort qu’on préfère glisser sous le paillasson"
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Publié le 02-05-2019 à 13h43
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"Dracula", le livre-culte de Bram Stoker, entre dans la prestigieuse Pléiade avec d’autres écrits vampiriques. Alain Morvan, spécialiste du roman gothique anglais, a présidé à ce nouveau volume de la Bibliothèque de la Pléiade consacré à Dracula et à d’autres écrits vampiriques. Il y signe une longue préface magistrale. Interview.
Faire entrer une littérature qualifiée parfois de sous-culture bon marché dans la Pléiade est un geste fort.
Je veux d’abord montrer que c’est de la vraie littérature. Dracula est même un chef-d’œuvre littéraire par la construction du récit, polyphonique, multipliant les points de vue qui, en se recoupant, font émerger l’histoire. C’est un procédé très moderne. De plus, Bram Stoker gère le suspense en maître, avec un art consommé des fins de chapitres et des coups de théâtre comme dans les feuilletons du XIXe siècle. J’ai aussi voulu entamer le volume par deux courts textes de grands écrivains reconnus par tous - Coleridge et Byron - qui avaient déjà mis en scène des personnages vampiriques. Dracula vient s’intégrer dans un flux littéraire de très haute qualité.
Vous avez choisi dans ce volume uniquement de la littérature britannique. Le vampire est-il un genre anglais ?
Le thème du mort-vivant est d’abord anglophone, n’oubliez pas l’Américain Poe qui s’y rattache. Il y a aussi une tradition germanique avec les poèmes de Bürger et La fiancée de Corinthe de Goethe. Mais il est vrai que le genre s’appuie sur les romans gothiques anglais. L’explication tient sans doute à l’insularité britannique. Le XVIIIe siècle n’y a pas été aussi influencé par le voltairisme, la rationalité et les Lumières. L’âme celtique est plus propice au surnaturel. Le peuple britannique est aussi un peuple de marins et ceux-ci ont un rapport particulier avec le temps. Lors de leurs longs moments d’attente, en prenant leurs quarts, ou au port, ils tuent le temps en racontant des histoires. Cela en a fait des écrivains conteurs plus que des écrivains intellectualisant comme en France.
Dans Dracula, le décor est la Roumanie, la Transylvanie, les Carpates, le Danube.
Il fallait une composante exotique, un élément de dépaysement et d’inquiétude.
Vous expliquez que ces récits témoignent de notre besoin toujours très actuel de contrecarrer le discours scientiste trompeur, notre foi inconditionnelle dans le progrès jusqu’à croire pouvoir vaincre la mort. Un discours qui ne donne plus de place à l’imprévu qui surgit, voire à la simple passion.
La civilisation moderne, depuis les Lumières, a tendance, et on le voit de plus en plus, à vouloir occulter la peur et la mort. On éloigne les gens du spectacle de la mort qu’on préfère glisser sous le paillasson alors qu’elle est un élément essentiel de la destinée humaine. Le vampire rappelle qu’il n’y a pas de vie sans la mort et que nos destinées sont vouées à la destruction. Le vampire est aussi une manière de chercher un bouc-émissaire pour expliquer l’inexplicable comme l’épidémie, thème toujours très actuel avec le sida qui touche aux fluides essentiels de la vie, avec Ebola, la grippe aviaire, la tuberculose qui revient. Le vampire dont la maladie se propage est une belle métaphore de l’épidémie.
On voit même aujourd’hui des visionnaires de la Silicon Valley dire qu’ils veulent éradiquer la mort.
Dracula, qui ne meurt pas, montre bien aux gens que ce désir d’immortalité est trompeur, l’éternelle jeunesse est une illusion. L’immortalité assortie de gâtisme serait la pire des malédictions. D’ailleurs, dans Dracula, on explique à un moment que, pour le vampire, mourir serait un soulagement. En ce sens, Dracula est un héros tragique, comme le montraient Byron et Polidori, fait d’orgueil et de profonde solitude, qui s’efforce d’être byronien dans sa vie. En écrivant Frankenstein, Mary Shelley réagissait déjà au mythe d’une civilisation qui croit pouvoir un jour vaincre la maladie et la mort. Son Frankenstein montre l’échec tragique de cette illusion scientiste.
Le monstre suceur de sang est universel. Les communistes accusaient les capitalistes de sucer le sang des travailleurs. Napoléon était qualifié de suceur de sang.
On parlait de Napoléon comme d’un ogre. Le sang est la métaphore par excellence de la vie et chez les vampires le sang est un liquide associé aussi à la semence de l’homme via la sexualité trouble des vampires.
L’Eucharistie des chrétiens où on boit le sang pour devenir immortel, a-t-elle été un modèle ?
L’acte vampirique peut être une sorte de parabole blasphématoire diront les chrétiens du partage de l’Eucharistie. Le vampirisme est par nature transgressif.
La femme vampire est encore plus effrayante.
Oui, car le désir féminin est, pour les hommes, encore plus menaçant car il vient déranger l’ordre établi qui est celui des seuls hommes. Dans Le sang du vampire, Florence Marryat met en scène Harriet encore plus dangereuse car son sang est en plus celui d’une métisse. On les craint comme on craignait les sorcières qui avaient des connaissances particulières et menaçaient aussi l’ordre masculin. Freud a fait remarquer que la sexualité des femmes effrayait les hommes car elle suscitait la peur de la castration. Ces femmes désirantes sont des castratrices.
Vous écrivez que sans la mort, il n’y aurait pas de littérature car c’est la mort qui donne un sens à l’écriture.
L’art est un élément de réponse à une question qui nous angoisse : interroger notre propre destinée. Un art trop harmonieux deviendrait de l’esthétique formelle. C’est la différence entre le beau et le sublime qui, lui, interpelle et trouble, créant cette profonde inquiétude métaphysique. Dans un tableau de Turner, la beauté d’un ciel est liée à l’orage qu’on voit poindre. C’est aussi d’ailleurs cette ambivalence qui fait le prix de l’amour.
Six textes réunis
L’essentiel de ce volume de la Pléiade est constitué du célébrissime Dracula de Bram Stoker, un roman épistolaire, très long (près de 500 pages avec sa suite L’invité de Dracula) qui commence par l’arrivée, au château du vampire, du jeune Jonathan Harker invité par Dracula qui veut acheter une propriété à Londres.
Pour ceux qui seraient effrayés par la longueur du roman Dracula, Alain Morvan, qui a monté ce volume, conseille de débuter par des romans plus courts, qui donnent déjà les codes du vampirisme et sont inclus dans le livre, comme Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu et Le Vampire de John William Polidori. Le roman de Polidori, qui était médecin et l’amant de Byron, est considéré comme le premier livre où apparaît le mot de vampire, comme un suceur de sang aristocratique comme le sera Dracula. Quant à Carmilla, il met en scène une femme vampire qui envoûte sa proie, à la séduction effrayante.
Tous ces textes, avec ceux de Coleridge et Byron, bénéficient d’une nouvelle traduction et Alain Morvan y a ajouté la première traduction française du Sang du vampire de Florence Marryat avec une vampire femme, Harriet, originaire de la Jamaïque, dont tous les amants finissent par mourir de ses étreintes mortelles.

Dracula et autres récits vampiriques romans De traduits et présentés par Alain Morvan, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1078 pp. Prix env. 63 € jusqu’au 31-12, ensuite env. 69 €