Envers et contre tout
Plonger dans les Nuits Appalaches ( Country Dark) de Chris Offutt, c’est vibrer à parts égales sous l’effet d’un uppercut et de la force diffuse d’une dose incommensurable d’amour.
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Publié le 09-05-2019 à 11h49 - Mis à jour le 09-05-2019 à 12h36
Plonger dans les Nuits Appalaches (Country Dark) de Chris Offutt, c’est vibrer à parts égales sous l’effet d’un uppercut et de la force diffuse d’une dose incommensurable d’amour.
Conteur hors pair, l’auteur de Kentucky Straight et du Bon frère, également scénariste des séries Weeds et True Blood, n’a pas son pareil pour distiller, sous la pudeur d’une écriture épurée et magnétique, des moments de grâce et d’émotion pures, si rares en littérature. Vrillé par la tension permanente entre violence et ressenti bouleversant, le lecteur est emporté par un récit impossible à lâcher.
Un hiver de guerre
Au décès de sa mère, Tucker a menti sur son âge pour se faire enrôler par l’armée américaine, alors déployée en Corée. "Il était parti au début de l’été et revenait au printemps, un hiver de guerre entre les deux." Engagé dans les forces spéciales lors d’opérations délicates, il avait tué et failli se faire tuer. À dix-huit ans, il rentrait au pays avec une solde de 400 dollars et onze médailles, soit bien plus que ce qu’il avait jamais possédé.
On le découvre cheminant à pied vers le Kentucky, goûtant à nouveau aux plaisirs simples qui lui ont manqué : le réconfort de la nuit au cœur des Appalaches (un ciel opaque, une lune gibbeuse) et ses délices (un écureuil rôti, des poireaux sauvages). L’attachement à la terre, l’émerveillement face à la nature et la vie au grand air palpitent en ces pages. "Quiconque ne savait pas vivre dans les bois ne méritait pas de respirer." C’est un monde sensuel connu que retrouve donc Tucker, avant que ne surgisse l’inattendu : il est appelé à secourir Rhonda, quinze ans à peine, que son oncle s’apprête à violer. Leur décision de fuir est prise aussi vite que celle de se marier, tous deux comprenant instinctivement qu’ils passeront le reste de leur vie ensemble.
Péril
On les retrouve dix ans plus tard. Les Tucker ont désormais cinq enfants, menacés par une enquête des services sociaux. Face au péril, Tucker se doit d’agir, et le soldat se réveille en lui. Son passé lui sera également très utile dans les basses œuvres qu’il effectue pour un bootlegger, le Kentucky pratiquant la prohibition. "Son intuition lui avait permis de rester en vie en Corée et il avait appris à obéir, à laisser une sorte de conscience du monde dicter ses actions."
Embûches
Il nous faut taire le reste pour préserver le plaisir de lecture de ce roman où la ténacité est mise à mal plus qu’à son tour. Mais Chris Offutt (Lexington, 1958) déploie tout son talent pour que jamais l’on ne puisse condamner l’immoralité de certains actes guidés par la vengeance mais d’abord, et surtout, par la volonté d’apporter protection et dignité à sa famille. L’humanité, vibrante, entêtante, de Tucker se révèle précieuse, qui le mènera à tenir ses engagements de mari et de père malgré les embûches. C’est noir et pourtant résolument lumineux, en un alliage parfaitement maîtrisé qui laisse sans voix.

Chris Offutt | Nuits Appalaches | traduit de l’américain par Anatole Pons | Gallmeister | 225 pp., env. 21,40 €

EXTRAIT
"Et voilà que Tucker se réveillait affamé au Kentucky, momentanément désorienté, croyant que les collines et les denses forêts étaient les vestiges d'un rêve et qu'il était toujours en Corée. Il alluma une cigarette et se détendit dans ce paysage familier. Suédois était mort. Deux tiers des hommes qu'il connaissait étaient morts. Tucker attribuait sa propre survie à un mélange de chance et d'ingéniosité. Il tirait plus vite. Au combat rapproché, il frappait le premier."