Emeute littéraire autour de Proust
Thierry Laget raconte avec brio la bataille que déclencha l’attribution du prix Goncourt à l’auteur de "La Recherche".
Publié le 10-05-2019 à 17h48 - Mis à jour le 24-10-2019 à 12h31
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Thierry Laget raconte avec brio la bataille que déclencha l’attribution du prix Goncourt à l’auteur de "La Recherche". Le 10 décembre 1919, les membres de l’Académie Goncourt, réunis au deuxième étage du restaurant Drouant, décernèrent leur prix par 6 voix contre 4 au roman de Marcel Proust A l’ombre des jeunes filles en fleur. Cette attribution déchaîna aussitôt une émeute littéraire d’une violence incroyable. Thierry Laget a reconstitué avec brio son déroulé et ses enjeux dans un récit qui tient de l’enquête policière, de la reconstitution historique et du débat littéraire.
Parmi les candidats au prix Goncourt figurait Roland Dorgelès (1885-1973), auteur d’un roman intitulé Les Croix de bois, dans lequel, engagé volontaire dans la Grande Guerre, il livrait son témoignage sur la vie des tranchées. Mis en vente le 1er avril 1919, l’ouvrage avait connu un rapide succès. À la veille du scrutin, il faisait figure de favori. Quand, soudain, les admirateurs de Proust contre-attaquèrent. Et l’emportèrent.
Presse déchaînée
Toute une presse se déchaîna aussitôt, qui opposa le "poilu" qui s’était battu pour la Patrie au bourgeois mondain qui vivait en esthète ; le "pauvre" Dorgelès au "riche" Proust ; le "jeune" Dorgelès (34 ans) au "vieux" Proust (48 ans). En outre, deux camps opposés se liguèrent contre l’auteur de À la recherche du temps perdu : la droite patriotique, qui estimait que la littérature devait continuer de mobiliser l’énergie nationale, la gauche qui la voulait "engagée" dans le combat social. C’était encore la thèse, rappelons-nous, de Sartre en 1945 !
Par ailleurs, nombre de lecteurs, journalistes ou non, assuraient qu’ils ne comprenaient rien aux raffinements d’écriture de Proust et qu’ils étaient rebutés par la longueur de ses phrases. Enfin, de nombreux catholiques firent la moue, tel Robert Vallery-Radot, qui saluait la richesse des Jeunes filles en fleur et le regard pénétrant de l’auteur, pour ajouter aussitôt : "Nous avons ici une sorte de Cantique des cantiques du matérialisme moderne […] Art pervers dont le pouvoir dissolvant sur l’âme des jeunes gens et des femmes n’a d’égal que celui des Nourritures terrestres d’André Gide" (ouvrage paru en 1897). Vingt-cinq ans plus tard, en 1945, Vallery-Radot entra à la Trappe…
Enfin, la gauche reprochait à Proust de devoir sa victoire à Léon Daudet, une des grandes plumes de L’Action française, journal monarchiste réputé réactionnaire. Daudet avait, en effet, été un des grands électeurs de Proust, mais le paradoxe était que cet antisémite notoire avait voté pour Proust qui était juif par sa mère et qui avait été un ardent partisan du capitaine Dreyfus, vingt ans plus tôt. Mes convictions philosophiques et politiques, expliqua Daudet, ne déterminent pas mes préférences littéraires et artistiques.
Un demi-siècle
Admiré par un nombre croissant de lecteurs, le grand-œuvre de Proust dut pourtant attendre un demi-siècle pour s’imposer définitivement. À la fin de 1920, 23 100 exemplaires des Jeunes filles avaient été imprimés contre 85 158 des Croix de bois. En 1980, le tirage cumulé de Du côté de chez Swann, toutes éditions confondues, se montait à 1 263 400 exemplaires. En 1999, le journal Le Monde invita ses lecteurs à désigner les cent livres du siècle, y compris dans le domaine étranger : A la recherche du temps perdu apparut à la deuxième place, derrière L’Étranger d’Albert Camus. Les Croix de bois n’était pas cité.

Proust, prix Goncourt Histoire De Thierry Laget, Gallimard, 262 pp. Prix env. 19,50 €