Virgile comme vous ne l’avez jamais entendu
Frédéric Boyer signe une nouvelle traduction des "Géorgiques" de Virgile, qu’il renomme "Le Souci de la terre". Une manière de se focaliser sur ce que ce texte a encore à nous dire et de mieux percevoir la force de son héritage.
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Publié le 12-05-2019 à 22h55 - Mis à jour le 12-05-2019 à 22h56
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Frédéric Boyer signe une nouvelle traduction des "Géorgiques" de Virgile, qu’il renomme "Le Souci de la terre". Une manière de se focaliser sur ce que ce texte a encore à nous dire et de mieux percevoir la force de son héritage. Écrivain, traducteur - on lui doit notamment d’avoir orchestré une nouvelle traduction de la Bible par des écrivains (Bayard, 2001) - et éditeur, Frédéric Boyer signe une nouvelle traduction des Géorgiques de Virgile. Sous sa plume, ce long poème devient Le Souci de la terre, un titre qui ne peut que nous toucher à l’heure où tous les voyants concernant notre planète clignotent. Véritable chant du monde, ce texte composé de quatre livres prend appui sur ses thèmes (travaux des champs, vignes, animaux et abeilles) pour s’ouvrir à une ample réflexion sur l’état du monde. Il y est donc aussi question de guerre, de finitude, de fuite du temps.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans cette nouvelle traduction des "Géorgiques" ?
Dans mon travail d’écrivain, j’ai toujours une traduction en cours. Je me suis attelé aux Géorgiques il y a cinq ou six ans : je voulais traduire ce texte qui peut donner lieu à une nouvelle lecture, différente de celles qu’en ont donné l’Antiquité et la tradition par la suite, soit un livre sur l’agriculture. Je l’ai traduit avec l’idée qu’aujourd’hui ce devenait un texte plus saisissant et, d’une certaine façon, nostalgique.
Quelle était la traduction de référence jusqu’ici ?
Aujourd’hui, il n’y a plus de traduction de référence. Même pour Shakespeare, on compte quatre ou cinq traductions françaises contemporaines. Pour les Géorgiques de Virgile, il y a eu beaucoup de traductions depuis le XVIIIe siècle (lire ci-contre). Mon travail n’est pas de faire une traduction de référence, mais de redonner envie de lire ce texte et d’en donner une version qui soit une nouvelle interprétation, dans un contexte, dans une langue, dans une poétique contemporains.
Ce qui explique votre choix des vers libres ?
La question est : comment traduire l’hexamètre dactylique - qui est le vers de l’Antiquité, à la fois grec et latin d’ailleurs ? C’est toujours compliqué. Il y a eu des traductions en prose, d’autres en alexandrins. Finalement, il y a toujours une réticence face à ce vers qui n’est pas syllabique, qu’on ne sait donc jamais trop comment traduire. Pour ma part, j’ai essayé de redonner un rythme, à travers des vers libres, certains courts, d’autres longs, parfois en espèces de versets. L’idée est de faire entendre les différents rythmes du texte original.
Était-ce aussi pour mieux rendre ce qu’étaient les "Géorgiques", soit un texte à dire et à chanter ?
Effectivement. On oublie souvent que les textes de l’Antiquité, dont la poésie et Virgile, étaient des textes entendus lors de lectures publiques avec un côté solennel, parfois très politique - notamment pour Virgile, qui a été très proche d’Auguste, le premier empereur romain. La politique s’accompagnait alors régulièrement de lecture de poèmes, de littérature, de théâtre. Le latin était une langue à dire, à chanter, à rythmer. Une traduction doit nécessairement redonner le désir de faire entendre le texte.
Le français contemporain vous a-t-il semblé à la hauteur de l’exercice ?
C’est tout l’intérêt de la traduction : faire passer les textes anciens qui ont plus de deux mille ans dans notre manière de raconter actuelle, notre usage, notre conception de la langue, tout en faisant bouger cette dernière. Quand on traduit, c’est toujours réciproque. On fait passer le texte ancien dans notre langue, mais notre langue est elle-même touchée, atteinte par le texte ancien. On doit trouver de nouvelles ressources. L’importance culturelle de la traduction est aussi d’éprouver la plasticité de notre langue. Ce qui nous confronte à la question de savoir si notre littérature, notre façon d’écrire ou de raconter, de faire de la poésie, est toujours capable d’accueillir des textes anciens, de renouveler leur écoute, leur interprétation.
Vous allez plus loin en disant qu’il faut apprendre à lire différemment les textes anciens. Voulez-vous dire qu’on utilise toujours la même focale ?
Cela a toujours été ainsi. On a une propension à l’académisme qui est terrifiante. On pense toujours qu’il y a une traduction définitive, or c’est faux. Lorsque saint Jérôme, au Ve siècle, retraduit la Bible en latin, il le dit lui-même dans sa correspondance : il veut qu’on puisse lire dans la langue de son époque. Lorsque, à Port Royal, on se met à traduire pour la première fois les Confessions de saint Augustin en français, c’est la langue de Racine et de Pascal qu’on lit, pas celle de saint Augustin. Il faut toujours retraduire, parce que la culture n’est vivante que si elle retraduit les œuvres du passé, les soumet à sa propre lecture, à son rapport à la langue, à son interprétation.
Vous disiez que le va-et-vient s’effectue dans les deux sens, les textes anciens ayant aussi à apprendre de nous…
Retraduire un texte ancien, ce n’est pas s’agenouiller devant la grandeur de l’Antique, on s’en fiche un peu, c’est d’essayer d’interroger, pour notre situation contemporaine, ce que le texte peut encore nous dire. D’une certaine façon, donc, on renouvelle le texte ancien. C’est pour cela que j’ai choisi un nouveau titre. Tout à coup, on découvre dans ce texte quelque chose qu’au temps de Virgile on n’entendait probablement pas. C’est ce qui fait la grandeur de l’héritage, de la transmission.
"Le Souci de la terre" est un titre qui résonne de manière particulière. Est-ce une manière de dire que son message n’a rien perdu de sa pertinence, de sa force ? Qu’il peut nous secouer ?
Oui, d’abord parce qu’il met l’accent sur quelque chose de grave : notre fragilité, notre finitude, notre mortalité. Il y a quatre grands livres ou chants dans ce texte, et chacun d’eux finit sur une catastrophe : la guerre civile, les catastrophes naturelles, la maladie (ou la contagion), jusqu’à la mort des abeilles. C’est significatif que Virgile termine sur la mort des abeilles, qui est aujourd’hui le signe de la fragilité de notre diversité vivante. Ses contemporains n’entendaient sans doute pas ça. C’est donc beau de relire l’Antiquité non pour la célébrer, même si c’est intéressant, mais pour instaurer une continuité entre eux et nous - une continuité radicale, qui nous sollicite, nous interroge.
>>> Virgile, “Le Souci de la terre”, traduction de Frédéric Boyer, Gallimard, 252 pp., env. 21 €
A travers le temps
Les premières lignes
Quid faciat laetes segetes quo sidere terram
Uertere Maecenas ulmisque adiungere uitis
Conueniat quae cura boum qui cultus habendo
Sit pecori apibus quanta experientia parcis
Hinc canere incipiam
Jacques Delille (1761)
“Je chante les moissons : je dirai sous quel signe
Il faut ouvrir la terre et marier la vigne,
Les soins industrieux que l’on doit aux troupeaux,
Et l’abeille économe, et ses sages travaux.”
Auguste Desportes (1846)
“Je vais chanter l’art qui produit les riantes moissons ; je dirai, ô Mécène, sous quel astre il convient de labourer la terre, et de marier la vigne à l’ormeau ; quels soins il faut donner aux bœufs, à la conservation des troupeaux, et quelle sage industrie fait prospérer l’abeille économe.”
Maurice Rat (1932)
“Quel art fait les grasses moissons ; sous quel astre, Mécène, il convient de retourner la terre et de marier aux ormeaux les vignes ; quels soins il faut donner aux bœufs, quelle sollicitude apporter à l’élevage des troupeaux, quelle expérience à celle des abeilles économes, voilà ce que je vais chanter.”
Alain Michel (1997)
“Ce qui fait la joie des céréales, lors de quel astre il convient, Mécène, de retourner la terre et aux ormeaux d’attacher les vignes,
quel est le soin des bœufs, quel est l’entretien pour avoir du menu bétail, pour les abeilles quelle grande pratique à cause de leur pénurie,
désormais je me mettrai à le chanter.”
Frédéric Boyer (2019)
“Quoi faire pour le bonheur des champs
Sous quelle étoile la terre retourner, Mécène
Et aux ormeaux attacher les vignes comme il faut
Quel souci des vaches
Quel entretien pour obtenir des troupeaux
Et pour les abeilles rares quelle expérience
C’est ici mon chant qui commence.”