Quand l’actualité sociale suscite l’engagement littéraire
Publié le 15-05-2019 à 11h31 - Mis à jour le 15-05-2019 à 13h10
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La crise des “gilets jaunes”, qui déchire la France depuis des mois, inspire les artistes. Comme l’écrivain Grégoire Bouillier et l’académicienne Danièle Sallenave. Ou encore le photographe Vincent Jarousseau, qui signe un roman-photo dans l’ancien bassin industriel de Denain.
On le sait depuis peu : Ken Follett ( Les Piliers de la Terre) est en train d’écrire un texte consacré à Notre-Dame de Paris qui sera publié le 13 juin. Ce, alors que Notre-Dame de l’humanité du romancier et historien d’art André Goetz est attendu en librairie le 22 mai. La réactivité des écrivains face à l’actualité, on a aussi pu la constater à propos du mouvement social dit des "gilets jaunes" qui secoue la France depuis novembre dernier, Grégoire Bouillier et Danièle Sallenave ayant signé des textes sur le sujet.
Dans Charlot déprime (suivi de Un rêve de Charlot) - les deux textes s’articulant en miroir -, Grégoire Bouillier, prix Décembre 2017 pour Le Dossier M, retrace sa participation à l’acte IV des manifestations, le samedi 8 décembre 2018 : Charlot déprime n’est autre que l’anagramme de l’Arc de triomphe, symbole protégé entre tous. Grégoire Bouillier y avait accompagné un ami photographe free-lance, et nous en livre une observation à hauteur d’homme. L’ambiance est lugubre, écrit-il. "Juste une détermination, froide, résolue, intériorisée. Personne ne sourit. Ce n’est pas la fleur au fusil qu’ils marchent vers un monde meilleur." Il décrit : les gaz lacrymogènes et les tirs de flash-ball, le mélange citoyen (bien que constitué de Blancs à 99 %, dont beaucoup de femmes), les stratégies de déplacement. "Je suis venu me rendre compte par moi-même. Me faire ma propre opinion. M’éclaircir les idées. Dépasser les images […]. Écrire quelque chose si possible (mais je vois bien que je suis loin de ‘la littérature’)." Décrivant la situation tout en la commentant, l’auteur est comme limité par ce qu’il décrit à cause de son adhésion à la réalité et, par là, aux revendications qu’il ne remet pas en cause. Aussi, écrire lui permet de "préciser la nature de mon soutien". Face à la violence, il cite Antonin Artaud : "S’il n’y avait pas de médecins, il n’y aurait pas de malade, car c’est par les médecins que la société a commencé." L’écrivain et l’homme en conviennent : "De toute évidence, ces gens qui, soit-disant ‘ne sont rien’ ne sont pas rien."
Simulateurs de réalité
La suite, Un rêve de Charlot, se révèle plus franchement littéraire - le fait qu’elle se base réellement sur un rêve ouvrant certaines possibilités. Ce rêve intervient deux nuits après la manifestation. Et parce que "nos rêves sont des simulateurs de réalité qui, chaque nuit, nous préparent à affronter la vie et ses dangers", Grégoire Bouillier aura à cœur de déchiffrer précisément le message qui lui a été envoyé par son inconscient. Non sans mal, il se lance dans le récit de "toutes les péripéties à la façon d’un exercice de style", duquel il tire les fils pour en extirper une signification. Le texte se présente alors comme un mystère à résoudre. Sans trop en dévoiler pour ne pas nuire au plaisir de lecture, on dira simplement que, pour l’auteur, le déni des pauvres (leur réalité, leur souffrance, leurs revendications) est de l’ordre de la xénophobie.
Membre de l’Académie française depuis avril 2011, Danièle Sallenave signe, quant à elle, un texte plus politique publié par la nouvelle collection proposée par Gallimard, Tracts, "qui accueille et suscite la libre contribution des écrivains au débat public qui anime notre société". Avec Jojo le gilet jaune, elle explore "un sentiment complexe, spontané mais non irrationnel, où s’exprime ma profonde gratitude à l’égard du monde où je suis née". C’est la fracture entre le monde d’en haut et celui d’en bas dont Danièle Sallenave ne peut s’accommoder. Car elle conduit à une invisibilité : que sait le monde d’en haut des priorités, des préoccupations, des contraintes du monde d’en bas ? Fidèle à son engagement, la fondatrice et animatrice de l’association Silence, on lit ! dénonce aussi une fracture culturelle entre ceux qui ont accès (par leurs moyens mais aussi leur situation géographique) et les isolés - fracture qui, selon elle, alimente toutes les autres.

La France qui n’est pas en marche
Le décor est planté en quelques planches de BD : Denain, dans le Nord. Autrefois plaque tournante de la production d’acier en France, la ville n’est plus qu’une friche industrielle, frappée par la pauvreté et le chômage de masse. C’est à ses habitants que le photographe et journaliste Vincent Jarousseau consacre son dernier livre, Les Racines de la colère. Comme dans son précédent ouvrage, L’Illusion nationale, signé en 2017 avec l’historienne Valérie Igounet et qui traitait des électeurs du Front national, Jarousseau choisit le style du roman-photo pour raconter la vie, souvent la survie, dans l’ancien bassin industriel et minier de Denain.
La France invisible
L’angle choisi, en référence au nom du parti présidentiel La République en marche, est celui de la mobilité. Jarousseau croque ainsi le portrait d’hommes et de femmes obligés de parcourir de nombreux kilomètres pour travailler ou, au contraire, qui n’ont même pas de quoi se payer une voiture et sont condamnés à l’immobilité… Et qui, pour certains, n’ont jamais vu la mer. "Nous, on mange des pâtes tous les jours", se désole Christiane. "On va devenir italiens", tente de plaisanter son compagnon Christian. Le couple vit dans une maisonnette de la cité de Lesne avec pour seuls revenus l’allocation adulte handicapé de l’un et l’aide personnalisé au logement de l’autre, ces fameuses APL, rabotées de 5 € par mois par le gouvernement Macron.
Les Racines de la colère est composé de huit portraits bouleversants de pudeur de Français oubliés, introduits par une fiche d’identité reprenant niveau d’études, revenu mensuel, moyens de transport, nombre de kilomètres parcourus chaque jour ou encore la distance la plus lointaine jamais atteinte. Seulement 204 km pour Guillaume, 44 ans, le jour où il est allé à Disneyland…
Résultat d’une enquête de deux années, le livre est entré en collision avec le mouvement des "gilets jaunes", évoqué à la fin de l’ouvrage. Lequel se conclut par l’éclairage de deux sociologues et d’une géographe sur la question de la mobilité et de la pauvreté. De quoi mettre en lumière avec dignité une France souvent invisible.
Grégoire Bouillier, "Charlot déprime" (suivi de "Un rêve de Charlot"), Librio, 123 pp., env. 5 €
Danièle Sallenave, "Jojo, le gilet jaune", Gallimard, "Tracts" n° 5, 48 pp., env. 3,90 €