Myriam Leroy : "Twitter, c’est à la fois le poison et le remède"
Très attendu, le nouveau roman de Myriam Leroy aborde le harcèlement en ligne avec détachement et rigueur. Succès, sexisme, solitude infusent dans “Les Yeux rouges”. La romancière ne lâche pas pour autant les médias, le théâtre, et œuvre même sur une BD à venir.
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Publié le 07-09-2019 à 10h40 - Mis à jour le 09-09-2019 à 16h57
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Très attendu, le nouveau roman de Myriam Leroy aborde le harcèlement en ligne avec détachement et rigueur. Succès, sexisme, solitude infusent dans “Les Yeux rouges”. La romancière ne lâche pas pour autant les médias, le théâtre, et œuvre même sur une BD à venir.
C’est l’un des romans les plus attendus de la rentrée 2019. Là où l’histoire d’Ariane, le précédent, se déroulait dans les années 90, avant le fol envol d’Internet, à mille lieues des messageries instantanées et de la nébuleuse du web, Les Yeux rouges (paru le 14 août au Seuil) s’ancre dans ce réel-là, phagocyté par les réseaux sociaux, écœuré des miroirs qu’il ne cesse de se tendre, écœurant d’entre-soi algorithmique, de surattention à l’image doublée d’une vénéneuse indifférence.
Journaliste et chroniqueuse elle-même, Myriam Leroy ne fait pas mystère de l’inspiration puisée dans sa propre expérience pour bâtir ce roman. Très tôt, "dès 2012-2013", l’évidence du sujet s’impose à elle. De nombreux "débuts avortés" plus tard, accrochée au défi artistique qu’elle s’est lancé, elle trouve "la porte d’entrée", le dispositif narratif – cette première personne qui raconte tout en discours rapporté – qui donnera au récit la juste distance, et placera le lecteur en position de travail mental pour imaginer la situation, pour en déterminer la gravité.
Ce ton, outre qu’il place très intelligemment la jeune femme et sa souffrance hors-champ, permet à l’autrice d’articuler la figure composite de Denis. Car "le personnage principal n’est pas tant la femme harcelée que le harceleur", relève-t-elle. "J’avais envie, par pur plaisir d’écrivain, de construire un vrai méchant terrifiant. Et je crois qu’il l’est davantage de cette façon que si j’avais appuyé l’extrême douleur, l’intense solitude de la narratrice."
Une solitude cependant centrale : la réaction – ou plus justement l’absence de réaction – de l’entourage est frappante…
Ne faire produire à la narratrice que le discours des autres sans qu’elle ait de voix propre montre à quel point elle est seule et impuissante, prisonnière d’une nasse qui se referme sur elle toujours plus. Elle n’a pas accès à son autodéfinition. Je trouvais juste de faire ressentir au lecteur cette sensation d’étouffement. Assez juste aussi par rapport à mon parcours à moi. L’impuissance, la solitude, le fait de perdre sa voix, l’impression cauchemardesque de crier sans qu’aucun son ne sorte.
L’écriture des "Yeux rouges" a-t-elle été cathartique ?
Pas du tout. Au contraire, ça m’a plongée sans doute beaucoup trop longtemps dans une violence et une noirceur dont ma santé se serait bien passée. Mais je me sentais à ma place en écrivant ce livre. L’intérêt littéraire et politique du sujet me semblait suffisamment important pour m’exposer.
Quel est votre rapport à l’autocensure ?
J’aurais aimé dire que non, mais forcément je m’autocensure, fût-ce inconsciemment parfois. J’ai constaté que, ces dernières années, je m’efforçais de ne pas me mettre en danger, tout simplement. De proposer des traitements inattaquables et extrêmement équilibrés des sujets dont je m’emparais. Ce qui n’est pas plus mal : ça me pousse vraiment à chiader une réflexion, à anticiper toutes les réactions virulentes qu’un billet pourrait susciter. Mais je dois bien avouer que je n’aborde plus de manière frontale certains sujets. Je n’ai plus le ton que j’avais avant, tout simplement parce que je suis fatiguée d’assurer un service après-vente auprès de personnes parfois mal intentionnées.
Le féminisme fait partie de ces sujets sensibles...
Même si c’est une cause "à la mode", l’air du temps est très hostile aux féministes. On l’a vu tout récemment encore avec les réactions extrêmement violentes reçues par la journaliste Camille Wernaers suite à sa critique du dernier film de Tarantino [pour Les Grenades, la section féminisme/genre de la RTBF, NdlR]. Continuer d’aborder ces sujets est devenu un sport de combat, alors que ça devrait être un angle comme un autre. Le féminisme, c’est une déconstruction, pas une guerre. C’est une manière de mettre au jour des mécanismes invisibles, voire intégrés, mais ce n’est pas censé susciter des réactions aussi haineuses en face.
Le talent, le succès, l’exposition impliquent-ils forcément une rançon ?
Je l’ai longtemps cru, avant de noter que c’était uniquement aux femmes qu’on parlait du revers de la médaille. Médaille que nos homologues masculins ne portent pas, ou en tout cas pas du tout comme ça. Prenons Thomas Gunzig, auteur bien plus prolifique, plus installé que moi, mais avec qui je peux établir un parallèle. On fait à peu près le même métier. Il écrit des livres, fait des chroniques hebdomadaires à la radio, écrit pour le théâtre. De même que Sébastien Ministru. Eh bien ils ne sont pas harcelés. Et quand ils sont enquiquinés par des admirateurs un peu lourdingues, il n’y a pas d’aspect sexiste ou profondément haineux.

Y a-t-il quelque chose de pourri au royaume des médias ?
Oui, mais comment le résumer ? Ce qu’il y a de pourri, c’est le manque de temps alloué au travail journalistique, qui induit parfois une forme évidente de paresse intellectuelle, un traitement superficiel voire dangereux de certaines problématiques sensibles. On n’est pas dans une temporalité qui permet de faire un travail respectueux des sujets et des personnes. C’est tout un écosystème – hiérarchique, économique – hyper déséquilibré, et en défaveur de la qualité de l’information.
Toujours médiatiquement présente, qu’avez-vous le sentiment d’avoir gagné et/ou perdu en vous éloignant des réseaux sociaux ?
J’ai gagné du temps. Une forme de détachement, même si j’étais vraiment droguée à l’actualité et que le sevrage n’a pas été facile. Je suis plus sereine. Je crois que notre cerveau n’est pas fait pour intégrer autant d’informations tout le temps.
Ce que j’ai perdu, c’est un contact avec l’air du temps, et aussi avec des formes de pensée alternatives qui ont été extrêmement formatrices pour moi. Via Twitter, j’ai eu accès par exemple à la pensée décoloniale, à des courants féministes, à des penseurs et penseuses du changement climatique. À des réalités d’ailleurs, aussi. Twitter, c’est à la fois le poison et le remède. Il y a une violence incroyable, en roue libre, et aussi un baume formidable d’intelligence, de mise en commun, de partage d’expérience, de soutien parfois, et de hauteur de vue à certains égards. Il y a vraiment de tout. Si l’air est devenu un peu pestilentiel parce que ce sont les plus tarés qui font le plus de bruit, il y a quand même de très belles choses à y prendre, si on arrive à fermer ses écoutilles à la haine. Mais qui arrive à faire ça ? Pas moi.
Le théâtre fait partie de votre vie. Quelle est sa place pour vous, spectatrice et autrice ?
Comme spectatrice, c’est en ce moment l’expression que je préfère, devant le cinéma ou la lecture. Voir se dessiner sous mes yeux le produit – qu’il soit plus ou moins réussi –d’une aventure collective, ça m’émeut beaucoup.
En tant qu’autrice, je suis ravie d’y avoir accès grâce à la confiance du Théâtre de la Toison d’or [depuis Cherche l’amour , en 2016, NdlR]. Je leur ai proposé un nouveau texte, ADN, qui sera créé en mars. La première pièce non comique du TTO, un sacré risque ! Ce spectacle documentaire donne la parole aux enfants – la première génération a quarante ans – nés par PMA d’un don de sperme anonyme. Le vécu de ces gens est étonnant, passionnant, révoltant aussi parfois. Et ça parle, de manière assez universelle, de ce qui fait de nous qui nous sommes, de la part de la génétique dans notre identité.
Chronique, littérature, théâtre. Le sillon ainsi creusé va-t-il prendre des formes différentes à l’avenir?
En fait, c’est le sujet qui décide du canal. Pour le harcèlement, le roman me paraissait s’imposer. La pièce documentaire était l’évidence pour les enfants de la PMA. En ce moment je suis en train d’écrire le scénario d’une BD : comment des gens de bords politiques diamétralement opposés peuvent, dans l’intimité, s’arranger pour passer au-dessus. L’histoire est incarnée par la rencontre d’un type à tête de tortue, en fait un pauvre troll d’Internet, et une fille qui porte des sarouels...
Trois voies où suivre la plume et la voix de Myriam Leroy
- En librairie: Les Yeux rouges, roman, Seuil, 190 pp., env. 17 €.
- À la radio: Chronique hebdomadaire – le vendredi – dans le magazine culturel quotidien Entrez sans frapper de Jérôme Colin. Intervention mensuelle dans l’émission du samedi matin Dans quel monde on vit de Pascal Claude. Sur la Première/RTBF.
- Au théâtre: Sisters, pièce en trois parties, sur les trois religions monothéistes, écrites respectivement par Myriam Leroy, Mehdi Bayad et Albert Maizel (2/10-2/11). ADN, texte inédit de Myriam Leroy mis en scène par Nathalie Uffner, sur les enfants nés d’un don anonyme de sperme (12/3-4/4). Au TTO, à Bruxelles.