À travers le combat sur l’avortement, Joyce Carol Oates livre un roman magistral
A 81 ans, la grande romancière américaine qui distille à jets continus de nouveaux livres, nous offre un roman magistral. Aussi énorme par son contenu que par son volume (860 pages !), riche comme un torrent qui nous submerge.
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- Publié le 25-09-2019 à 16h25
- Mis à jour le 31-01-2020 à 13h33
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A 81 ans, la grande romancière américaine qui distille à jets continus de nouveaux livres, nous offre un roman magistral. Aussi énorme par son contenu que par son volume (860 pages !), riche comme un torrent qui nous submerge.
Elle raconte la mort d’un médecin militant qui défend le droit à l’avortement dans une Amérique devenue ultra-conservatrice, Gus Voorhees, assassiné le 2 novembre 1999 devant sa clinique. Le meurtrier, Luther Dunphy, se fait appeler "soldat de Dieu", et est un opposant déterminé à tout, y compris donner sa vie, pour empêcher des "tueurs de bébés".
De tels drames ont eu lieu en réalité aux États-Unis dont le cas très semblable du docteur George Tiller assassiné en 2009 pendant un office religieux par un militant "pro-vie". La force de la romancière dont on espère qu’elle recevra cette année le prix Nobel de littérature, est de ne pas prendre parti, même si on connaît, bien sûr, ses convictions féministes. Elle choisit, avec l’incroyable subtilité psychologique qu’elle possède, de nous faire entrer dans l’histoire des deux protagonistes, leurs motivations, leurs familles.
Luther Dunphy vivait un double drame. La mort de sa fillette de trois ans dans un accident de voiture dont il s’estime responsable et la dépression de sa femme qui en a suivi. Une rencontre avec un professeur d’université illuminé suffit alors pour le décider à devenir un idéaliste perverti, un "martyr de la cause", prêt à tuer un "avorteur" par légitime défense, dit-il, "pour empêcher qu’on tue des enfants".
La peine de mort
Le docteur Voorhees est, lui aussi, un idéaliste qui a voué sa vie à la défense des droits des femmes. Cet idéal a surpassé toutes autres contingences et l’a amené à déménager sans cesse sa famille de lieux en lieux, à être perpétuellement absent, à courir des risques qu’il savait mortels. Sa femme lui avait répété, mais en vain : "Tu n’es pas seulement toi, Gus Voorhees, tu es le père de nos enfants et tu es mon mari".
La mort de ces deux martyrs que tout oppose, le bon et le méchant, laisse de la même manière leurs familles totalement déboussolées.
L’essentiel du roman de Joyce Carol Oates décrit pas à pas, à travers des témoignages et des récits intimes, comment on survit mal au martyre des siens. Un livre de martyrs américains est le grand roman d’une Amérique divisée, clivée, sans plus de récit collectif pour réunir sa population.
Au passage, la romancière décrit longuement le procès interminable de l’assassin, six ans de report en report, laissant les survivants dans une attente insupportable. Dans des pages d’une force inouïe, qui en font un plaidoyer virulent contre la peine de mort, elle décrit l’exécution trop longue (2h20) de Luther Dunphy avec des piqûres ratées et un poison trop lent.
Pour la famille du tueur, il reste la honte et le désarroi, et pour celle du médecin, la haine inextinguible que continue à leur adresser les "pro-vie".
Les deux filles
Joyce Carol Oates se focalise sur le destin de deux jeunes filles: Naomi, la fille du médecin, et Dawn, celle du tueur. Les deux avaient douze ans au moment du drame. Deux victimes innocentes des ambitions de leurs pères. Elles ruent dans les brancards. Dawn est violée dans son collège, Naomi cherche à comprendre qui fut son père. À travers elles, Joyce Carol Oates dresse un portrait de nos sociétés actuelles, rongées de rancœurs.
Dawn utilise son corps, devient boxeuse et se fait surnommer "Le Marteau de Dieu". On sait combien la frêle Joyce Carol Oates, frêle uniquement par son physique, se passionne depuis toujours pour la boxe. Elle raconte ici les combats de D.D. Dunphy comme si celle-ci voulait, en offrant son corps aux coups, se venger du mal que lui avait fait son père.
Naomi, elle, a choisi de réaliser des films et, entre autres, un reportage sur la boxe féminine. A la fin magnifique du roman, elles vont se reconnaître l’une l’autre comme des enfants des martyrs, semblables dans l’impossible consolation du chagrin.
Un livre de martyrs américains Roman De Joyce Carol Oates, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban, Philippe Rey, 860 pp. Prix env. 25 €
