"Le Ghetto intérieur" de Santiago H. Amigorena est bouleversant et totalement magnifique. Le Ghetto intérieur est un livre superbe et immensément troublant, où les silences sont au centre, comme la culpabilité. Un roman qui serait un excellent prix Goncourt.
Santiago H. Amigorena poursuit une œuvre largement autobiographique pour, dit-il, "combattre le silence qui m’étouffe depuis que je suis né." Les titres de ses livres en témoignent : Une enfance laconique, Une jeunesse aphone, etc.
Avec Le Ghetto intérieur, il arrive au cœur du drame en racontant de manière très intime, dans une langue sobre et belle, ce qui est arrivé à ses grands-parents Vicente et Rosita et qui a marqué toute la famille par la suite.
La punition du jeu
Vicente est un Juif polonais qui a quitté son pays en 1928, pour l’Argentine, quittant en même temps un passé et une mère trop oppressants. A Buenos Aires, il hume une liberté neuve, il mène une vie belle et douce entre sa femme et ses trois enfants qu’il adore, le magasin de meubles qu’il gère nonchalamment et ses amis qu’il retrouve au café Tortoni et au champ de courses.
Il a certes proposé à sa mère Gustawa de venir le rejoindre mais a-t-il assez insisté ? N’aurait-il pas dû la chercher en Pologne ?
Quand il se pose ces questions, il est trop tard. Les échos venus du Vieux Continent sont de plus en plus dramatiques. Les quelques lettres qu’il reçoit encore de sa mère sont autant de coups de poignard. Le ghetto de Varsovie se met en place, lui explique Gustawa : "Hier, j’ai vu par la fenêtre une femme qui faisait des allers et retours sur le trottoir. Elle a fait cela pendant des heures, son enfant mort dans les bras et personne ne la voyait." "Nous avons faim. Jamais je n’aurais cru qu’on puisse avoir faim comme ça."
Il apprendra que celle qui signe "Ta maman qui t’aime" a été gazée à Treblinka II.
Il ne reste à Vicente que la culpabilité, la douleur du remords, immense, sans plus pouvoir agir. Il est trop tard. Lui qui voulait se débarrasser de son passé, qui se définissait tout autant comme argentin, polonais ou allemand, se retrouve juif avant tout, défini par la Shoah faite à sa communauté. "Être juif était devenu, soudain, la seule chose qui importait."
Il y avait eu des signaux, des articles souvent relégués en pages intérieures, parlant des massacres de juifs en Europe. Vicente, comme beaucoup, voulait à la fois savoir et ne pas savoir.
Il s’enfonce alors dans le silence, dans l’incapacité de mettre encore des mots sur ce qui échappe aux mots. Même l’amour si beau de sa femme et de ses enfants ne le sort pas de cette haine de soi, de cette dépression. Au contraire, il accroît sa culpabilité de s’enfermer dans son ghetto intérieur.
Sa seule activité encore est de passer ses nuits à jouer au poker et à y perdre tout son argent comme s’il s’agissait pour lui de payer ainsi ses dettes à sa mère et de se punir de survivre.
Tout le reste de sa vie sera "l’horreur d’une vie coupable, l’horreur d’avoir abandonné sa mère, l’horreur d’avoir manqué à sa destinée."
Les mots sont au centre de ce livre, mots impossibles et pourtant nécessaires. Comment dire ce qui ne peut être dit ? "J’ai souvent affirmé, dit l’écrivain, que j’écrivais seulement pour survivre à mon passé." Par les mots de ce roman sobre et superbement écrit, Santiago H. Amigorena répare un peu le silence de son grand-père et lui donne ses mots à lui. Il aime penser qu’ainsi "Vicente et Rosita vivent encore et vivront toujours par ces mots".
Le Ghetto intérieur roman De Santiago H. Amigorena, P.O.L., 190 pp. Prix env. 18 €
