Ultra moderne solitude
On imagine sans mal la scène : Marcus Malte s’est arrêté sur une aire d’autoroute et il observe, fasciné, ceux qui se croisent sans se connaître. En ignorant qu’ils peuvent partager quelque chose. En se moquant du destin qui manigance en coulisses.
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Publié le 07-02-2020 à 10h27 - Mis à jour le 07-02-2020 à 11h26
On imagine sans mal la scène : Marcus Malte s’est arrêté sur une aire d’autoroute et il observe, fasciné, ceux qui se croisent sans se connaître. En ignorant qu’ils peuvent partager quelque chose. En se moquant du destin qui manigance en coulisses. Et l’écrivain, prix Femina en 2016 pour Le garçon , comprend qu’il tient là l’idée de son prochain roman. À lui de tirer les fils narratifs de ces différentes vies.
Aires est sans doute ainsi né. On est d’abord sur la route, dans l’étroit habitacle qui dit beaucoup de l’appartenance sociale, où la radio tient son rôle, divertir ou informer, en fonction du moment ou de l’envie. Des chansons de Johnny ou de Jean Ferrat aux bruits du monde - quand s’égrènent les mauvaises nouvelles, réchauffement climatique, violence du monde du travail, sort des clandestins, dangers des pesticides.
Une dernière fois
Roland est parti rejoindre Rolande, qui l’a quitté dix ans plus tôt. Malade, elle souhaite le revoir (une dernière fois). Ayant tout perdu, Pierre vit dans un camping-car et s’offre parfois une virée en stop, une échappée "ailleurs". Ancien lanceur d’alerte, Frédéric est désormais chauffeur de poids lourds, ce qui l’éloigne trop souvent des siens. Acheteur compulsif, fraîchement divorcé, Sylvain prolonge sans autorisation le week-end qu’il passe avec Jules, son fils de six ans. Épuisée par la narcolepsie, Catherine gère mieux l’entreprise familiale que sa vie personnelle. Maryse et Lucien, les parents de Frédéric, sont impatients de retrouver leur petite-fille. Zoé est ravie d’avoir décroché un poste au restoroute mais rêve de mieux. C’est décidé, Claire va quitter Jean-Yves, elle s’apprête à le lui annoncer.
Vies bancales
"Tout est possible. Le champ des possibles est infini. C’est ça qui est proprement fascinant : voir comment les pièces s’emboîtent ou, au contraire, se heurtent, se repoussent. Et tenter de savoir qui ou quoi préside, ou pas, à cet assemblage." Ainsi parle Pierre, et Marcus Malte avec lui, ces mots pouvant se référer à son travail d’écrivain. Au fil des pages, ce sont des vies bancales qui s’épanouissent. Ambitions contrariées, espoirs déçus, amours enfuis, souvenirs amers : c’est un instantané de notre époque, de ses mirages, de ses angoisses, de vacuités, qu’offre Marcus Malte (La Seyne-sur-Mer, 1967) avec Aires. "Seuls, bien sûr, même entourés, même regroupés, inclus dans un ensemble - couple, famille, clan, tribu, nation, pays - chacun au fond absolument et inexorablement seul, du début à la fin, malgré toutes ces tentatives de rapprochement, de fusion désespérées souvent, vaines toujours, on peut réussir à partager mais chacun n’aura quand même que sa propre part […]" Le tableau est sombre mais révélateur. On regrette simplement que ces trajectoires ne soient pas plus incarnées, que ces portraits manquent d’émotions, que l’empathie échoue à embrasser ceux qui demeurent des figures.
- Marcus Malte | Aires | Zulma | 488 pp., env. 24 €
EXTRAIT
"Le soleil cogne derrière les vitres. La route est monotone. Elle n'a personne à qui parler. Catherine Delizieu connaît ses faiblesses: à ce régime la torpeur guette. Elle ne doit pas se laisser gagner. C'est elle, la gagnante (un millier de femmes - et quelques hommes - qui l'acclament au Women's Forum, l'année dernière, souviens-toi). Elle cherche la commande: celle de la climatisation, celle de la radio. Elle tâtonne. Les essuie-glaces se déclenchent. Zut. Un voyant s'allume. Qu'est-ce? Elle appuie. Rien. Elle a des excuses: elle ne conduit qu'une fois l'an. Michel, son chauffeur, a beau lui montrer avant le départ, elle ne retient pas."