Foire du livre: Leïla Slimani sonde les relations franco-marocaines
Ce jeudi s’ouvre la 51e édition de la Foire du livre. Les écrivains et écrivaines du Maroc seront particulièrement mis en avant. Le nouveau livre de Leïla Slimani, "Le Pays des autres", sort aujourd’hui.
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Publié le 05-03-2020 à 12h04 - Mis à jour le 16-07-2020 à 14h03
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Ce jeudi s’ouvre la 51e édition de la Foire du livre. Les écrivains et écrivaines du Maroc seront particulièrement mis en avant. Le nouveau livre de Leïla Slimani, "Le Pays des autres", sort aujourd’hui.
Dimanche 8 mars, c’est la Journée internationale des droits de la femme. On ne sait pas si, ni comment, Leïla Slimani la célébrera, mais ce que l’on sait, c’est que la Franco-Marocaine s’est toujours engagée auprès des femmes - marocaines ou autres. Le 10 décembre 2019, le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2020 était attribué au collectif 490 des hors-la-loi. Ce collectif a vu le jour en septembre 2019 à l’initiative de l’écrivaine Leïla Slimani et de la réalisatrice Sonia Terrab, suite à l’arrestation au Maroc de la journaliste Hajar Raissouni pour "avorte ment" et "relations sexuelles hors mariage" . Le nom du collectif est une référence à l’article 490 du Code pénal marocain, interdisant et punissant les relations sexuelles hors mariage. "C’est un prix collectif", insiste Leïla Slimani, que l’on joint par téléphone à Paris. En le réceptionnant avec Sonia Terrab, elle a été habitée par l’émotion, "parce que Simone de Beauvoir représente l’intelligence, le féminisme, l’universalisme, le désir d’émancipation et c’est exactement cela qu’on défend pour la jeunesse marocaine". Leïla Slimani est par ailleurs coauteure avec Laetitia Coryn de la BD Paroles d’honneur, qui aborde sans tabou la sexualité des femmes marocaines.
En 2016, c’est un autre prix, le prestigieux Goncourt, que recevait Leïla Slimani pour Chanson douce, son deuxième roman, après Dans le jardin de l’ogre. Depuis sa sortie, ce livre s’est écoulé à plus de 900 000 exemplaires et a connu une quarantaine de traductions ainsi que deux adaptations au cinéma (une française et une américaine). Femme pour qui engagement et liberté ne sont pas de vains mots, telle se révèle Leïla Slimani, 38 ans, qui n’hésite jamais, oralement ou par écrit, à développer, de manière très précise et argumentée, son point de vue. Sa définition du féminisme ? "Le combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Et de manière générale contre toutes les inégalités. Et contre toutes les formes de discrimination."
Saga familiale
Aujourd’hui 5 mars sort le très attendu nouveau roman de l’écrivaine. Leïla Slimani est sollicitée de toute part au point que les attachés de presse de sa maison d’édition (Gallimard) n’arrivent plus à suivre. Le Pays des autres est un projet de grande envergure. Il comprend trois tomes. Le premier "La guerre, la guerre, la guerre " prend place dans le Maroc des années 1940-50, alors sous protectorat français. Le deuxième abordera les années 70-80. Quant au troisième, il se rapprochera dans le temps pour sonder les années 2005-2015 (et les migrations, la mondialisation et la montée de l’islamisme).
Dès les premiers pages de ce très beau roman au long cours, le lecteur vibre aux côtés de Mathilde et Amine, couple mixte installé à 25 km de Meknès. Mathilde, l’Alsacienne, a rencontré Amine, soldat dans l’armée française, à l’automne 1944, alors que le régiment de ce dernier était installé dans le bourg de la jeune femme à quelques kilomètres de Mulhouse.
Le Maroc, la France, les relations homme-femme, la religion, l’éducation, la liberté, la révolte, le métissage, l’hypocrisie : voici quelques mots clés pour définir cette grande saga. Le déracinement et la tentative d’intégration sont abordés d’un point de vue original - celui d’une Française au Maroc au lendemain de la guerre - qui inverse la logique coloniale. Cet angle, l’écrivaine l’a puisé dans sa propre histoire familiale. L’histoire de Mathilde, c’est aussi celle de la grand-mère de Leïla Slimani. "Cette femme, française, est rejetée par les colons qui ne la comprennent pas, considérant qu’elle est allée s’ensauvager chez les indigènes, explique Leïla Slimani. Elle n’a pas d’autre issue que de s’intégrer. Elle va apprendre l’arabe. De la même manière, Amine essaie de faire des choses pour qu’elle se sente mieux. Chacun fait un pas vers l’autre."
L’identité, une affaire de sensation
Au magazine marocain Tel quel, Leïla Slimani a déclaré s’être toujours sentie 100 % française et 100 % marocaine. Ailleurs, elle assurait ne se sentir ni complètement marocaine ni vraiment française. "Cela dépend des moments. L’identité, c’est une affaire de sensations, de sentiments. Cela dépend aussi de la façon dont les gens vous regardent. Il y a des jours où je me sens très marocaine, d’autres, où je me sens très française. Et d’autres encore, où je me sens rien du tout."
Si son style est toujours le même, "des phrases courtes et affûtées comme des lames de couteaux", écrivait notre consœur Monique Verdussen à propos de Chanson douce, Leïla Slimani admet avoir mis "plus de douceur" dans Le Pays des autres parce qu’il s’agit d’un roman "avec plus de souffle, davantage d’ampleur". L’écrivaine n’hésite pas à mentionner Faulkner comme source d’inspiration, dont une citation de Lumière d’août est en incipit de son ouvrage.
Projeté dans la campagne marocaine, il y a un peu moins de cent ans, le lecteur évolue aux côtés des personnages, partage leur quotidien, respire le bled. Outre les odeurs, il est accablé par la chaleur, ébloui par les paysages poussiéreux et côtoie la beauté autant que l’horreur.
Relations de pouvoir
Les relations de pouvoir - que ce soit entre colonisateurs français et autochtones marocains ou entre hommes et femmes - nourrissent le ressentiment. La grande force du roman de Leïla Slimani est qu’il ne tombe jamais dans le manichéisme. Chacun des personnages possède ses bons et ses mauvais côtés.
Que ce soit d’une génération à l’autre, voire au sein d’un même personnage, les femmes (Mathilde, Aïcha, Selma) semblent petit à petit se libérer. "Toutes ces femmes mènent une sorte de guerre intérieure pour s’émanciper, pour trouver leur place à la fois dans la société et dans leur famille. Pour réussir à imposer leur rêve, leur vision du monde. Elles sont tendues par une force, par une énergie. Ce sont elles qui portent cet élan dans le livre."
On sollicite Leïla Slimani quant au potentiel de #MeToo, qui a permis aux femmes de rompre le silence grâce à la force du groupe. "C’est ce que j’essaie de montrer dans le livre. Par exemple, Mathilde et Selma, elles auraient pu être complices, jusqu’au bout. Mathilde aurait pu la protéger. Mais le système patriarcal rend toute solidarité entre femmes impossible. C’est un système qui divise parce qu’il enferme dans le silence, et le silence, c’est la solitude. Quand vous vous taisez, quand vous cachez une grossesse non désirée ou que vous êtes victime de violence et que vous le dissimulez, vous vous enfermez dans le mutisme et donc dans la solitude", analyse celle qui reste hantée par autant de siècles de silence. "Comment cela a-t-il pu tenir ? Je n’ai pas de réponse." Mais elle veut continuer à y réfléchir.