La colonisation en ses tragiques mutilations
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Publié le 05-03-2020 à 12h15 - Mis à jour le 06-03-2020 à 16h52
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Paul Kawczak signe un premier roman aussi envoûtant que questionnant sur le Congo belge. Au cœur de la violence.
Mandaté par Léopold II, le jeune géomètre Paul Claes quitte Léopoldville un matin de septembre 1890. Sa mission : tracer la frontière nord du Congo après la conférence de Berlin. Sur le bateau qui l’emmène, il rencontre Xi Xiao, orfèvre en tatouage et en découpe humaine. Leurs destins seront bientôt inexorablement liés, alors que, débarqué depuis peu au Congo, un certain Philéas Vanderdorpe contemple l’échec de sa vie tout en rêvant de retrouver son fils adoptif. Une plume luxuriante et poétique, une trame habile et vénéneuse : avec Ténèbre, Paul Kawczak (Besançon, 1986) signe un roman comme on en lit peu - qui envoûte, questionne, remue.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au Congo des années 1890 au point de lui consacrer un roman ?
J’ai fait un doctorat sur le roman d’aventures français, et en général il touchait beaucoup aux questions de colonisation. Pendant mes études, je me suis intéressé aux figures de l’érotisme dans le cadre de représentations romanesques de la colonisation et de l’aventure. L’érotisme m’a conduit à la découpe, à la mutilation, par le biais de Georges Bataille qui a étudié leurs liens : c’est ce qui m’a amené aux mutilations congolaises connues des mains coupées. À partir de là, le Congo de Léopold II m’a intéressé de plus en plus. Je me suis demandé si la mutilation ne serait pas une marque coloniale de violence générale, puisqu’on mutile les États, les corps, les cultures. L’Etat était une propriété privée de Léopold II, exemple parfait d’un capitalisme sauvage relié à un colonialisme extrêmement violent marqué par la découpe. Que ce soit au Congo ou ailleurs, c’était l’horreur partout à cette époque, et je ne suis pas là pour comparer les violences. Mais structurellement et symboliquement, le Congo de Léopold II était parfait pour étudier les liens entre capitalisme, colonialisme et mutilations.
Comment vous êtes-vous imprégné de l’époque et de l’ambiance : grâce à des lectures ?
En partie. J’ai beaucoup lu Le Congo illustré pour son point de vue colonial : je pouvais y constater à la fois la violence et l’aveuglement des gens par rapport à l’idée de progrès et de civilisation. Mais finalement j’ai arrêté de lire parce que cela m’inhibait créativement. Je me suis mis à inventer à partir de ces bases. Une fois le premier jet terminé, j’ai recommencé à lire pour corriger, approfondir, avec des lectures plus contemporaines, comme Les fantômes du roi Léopold d’Adam Hochshil, mais aussi des historiens congolais.
Certaines fictions vous ont-elles également nourri ?
Beaucoup, notamment Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, mais aussi des titres qui n’avaient rien à voir avec le Congo, et des romans d’aventures de Mac Orlan et Malraux. Et puis Pascal Quignard, Pierre Michon ou Claude Louis-Combet m’ont inspiré une syntaxe plus longue, notamment pour les moments mystiques.
"Ténèbre" est aussi le roman d’un fils abandonné et d’un père meurtri. Peut-on y voir une métaphore du colonialisme ?
Il y a effectivement un recoupement de l’un à l’autre. Pour moi qui n’ai pas connu mon père, il y a aussi une projection personnelle… À travers la violence, j’ai voulu explorer l’idée sous-jacente de patriarcat, du point de vue d’un père sans fils. Comme Pierre Claes, le héros, n’a pas de père, il est discrédité de l’ordre patriarcal et essaie de compenser ce manque en s’engageant dans une aventure violente. Le modèle de l’aventure populaire au XIXe siècle, c’est souvent un jeune homme un peu diminué qui s’engage en aventure pour devenir un homme : par la violence et la spoliation du bien d’autrui, il va acquérir la reconnaissance d’autres pères. Mon protagoniste a ce désir-là, alors que finalement sa trajectoire sera plus spirituelle. Oui il va souffrir, oui il va mourir, mais son devenir est plus subversif, plus épanouissant que s’il était simplement un lieutenant de plus dans cet ordre patriarcal sans âme et d’une violence extrême. Au lieu de devenir mâle, il devient le mal - et c’est quelque chose de peut-être plus spirituel.
C’est une idée très romanesque de confronter le sage et cartésien Paul Claes au bourreau, le "géomètre d’amour", qu’est Xi Xiao. D’autant qu’ils n’ont pas besoin de parler la même langue pour se comprendre…
J’ai tiré cela inconsciemment des lectures effectuées pendant mon long cursus universitaire. Mais il y avait quand même la volonté de confronter le cartésianisme à d’autres formes de pensée, comme celle des Pygmées ou les pensées magiques, principalement autour de l’idée de découpe : la pensée occidentale découpe le monde en concepts (mâle/femelle, sauvage/civilisé, etc.). Je voulais donc confronter cette découpe du monde à quelque chose de plus organique.
Avec Xi Xiao, les frontières entre mort et plaisir, mort et amour s’estompent.
En cela, les théories de Georges Bataille m’ont beaucoup inspiré. Une fois qu’on a passé le langage comme une grille, comme une cartographie du réel, on a un court-circuit conceptuel puisqu’on n’a plus les opposés. Je voulais mener les personnages au-delà de cette grille langagière, où les extrêmes se rejoignent. Quand on lit la littérature mystique, même catholique, on s’aperçoit que les extrêmes se rejoignent dans le moment de l’extase.
"L’art de la découpe humaine impliquait de déceler l’avenir en toute chose", écrivez-vous. Est-ce pour cela que vous avertissez le lecteur à plusieurs reprises que les protagonistes vont mal finir ?
J’ai voulu cet effet tragique qui va à l’encontre du pacte du roman d’aventures traditionnel où, quoi qu’il arrive, le héros survit. Dans le roman littéraire d’aventures des années 1920-1930, on commence un peu à faire mourir le héros. Moi j’ai voulu d’emblée annoncer qu’il allait mourir - une manière de dire qu’il n’y aura pas de devenir mâle, de devenir conquérant.
Votre écriture riche et poétique s’oppose à la violence de la colonisation. Est-ce pour démontrer que la beauté rend la violence plus insoutenable encore ?
C’est ambigu : à la fois il y a l’envie de sublimer la violence, à la fois le danger de l’aveuglement politique. Dans la littérature européenne, francophone, on choisit parfois de fermer les yeux à cause de la beauté du style. J’aime ces écrivains, mais ils ne doivent pas faire oublier la violence. Un style plus simple, plus percutant ferait peut-être réagir autrement le lecteur. J’ai voulu jouer avec cette ambiguïté, pour que le lecteur prenne du plaisir tout en étant conscient de l’horreur.
Paul Kawczak, "Ténèbre", La Peuplade, 309 pp., env. 19 €
Rendez-vous
Roman d’aventures : tout le monde à bord ! Olivier Truc comme Guillaume Sørensen et Paul Kawczak sont là pour en attester : le roman d’aventures a encore de beaux jours devant lui, et les explorateurs savent toujours embarquer les lecteurs de 2020 pour un voyage au fil des pages. Avec Oliver Truc, Guillaume Sørensen et Paul Kawczak. Vendredi 6 mars à 20h, Grand-Place du Livre.
En dédicace jeudi 5 mars à 17h, vendredi 6 mars à 15h et 21h, samedi à 16h, au stand 129.