Judith Vanistendael, jamais là où on l’attend
Publié le 06-03-2020 à 16h03 - Mis à jour le 06-03-2020 à 17h12
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En une poignée d’albums, l’autrice flamande s’est fait sa place.
C’est presque par défaut que Judith Vanistendael (Louvain, 1974) est "entrée en bande dessinée". Après avoir étudié les beaux-arts à Berlin, Gand et Séville, elle intègre, sur les conseils de son copain de l’époque, l’Institut d’art graphique Sint-Lukas, à Bruxelles, au début des années 2000, où elle suivra l’enseignement de Johan De Moor et Nix, entre autres. Bien lui en a pris. Judith Vanistendael est, vingt ans et une poignée d’albums plus tard, une des figures les plus remarquables et remarquées de la bande dessinée belge et flamande en particulier.
Son coup d’essai, La jeune fille et le nègre (2008-2009), diptyque imprégné d’éléments autobiographiques, l’a imposée d’emblée dans la catégorie des auteurs à suivre. Elle y contait, en noir et blanc, avec un subtil mélange de légèreté et de profondeur, l’histoire d’amour entre Abou, un demandeur d’asile togolais, et une jeune Belge, Sofie.
Récompensé par de nombreux prix, nommé aux Essentiels du Festival d’Angoulême, La jeune fille et le nègre expose la confrontation du jeune couple avec la sécheresse des lois sur les étrangers, l’absurdité administrative, mais aussi l’incompréhension, sinon l’hostilité, du père de "Sofie". Cette bande dessinée en deux tomes répond d’ailleurs à Bericht uit de burcht (Nouvelles de la citadelle) un livre que l’écrivain et poète flamand Geert Van Istendael avait consacré à l’histoire de sa fille - à la colère de celle-ci.
David, Miguel et la mort
Par la suite, Judith Vanistendael n’a plus creusé aussi profondément la veine autobiographique, même si chaque livre qui suit comporte une part d’elle-même. Ainsi en va-t-il de David, les femmes et la mort (2012), trois fois nommés aux prestigieux Eisner Awards. Ou l’histoire d’un homme atteint d’un cancer occupé à avoir sa peau et qui, ayant perdu l’usage de la voix, se retrouve incapable, au propre et au figuré, de communiquer avec ses femmes : sa fille Miriam, enceinte ; sa seconde femme, Paula, dont il a eu une autre fille, Tamar. Chacune, à sa manière, doit se préparer à la perte d’un être cher. C’eût pu être plombant. C’est lumineux. "Judith Vanistendael est une poétesse dont les crayons et les pinceaux sont la voix, les traits et les couleurs les rimes et les cases et les planches les pieds", écrivait à l’époque notre collègue Alain Lorfèvre dans La Libre.
Judith Vanistendael ne revient jamais exactement là où on l’attend : son ouvrage suivant, Salto (2016), est un polar pluvieux qui suit le pas de Miguel, marchand de bonbons devenu garde du corps d’un dignitaire basque visé par l’ETA. "Miguel", c’est Mark Bellido, qu’elle a rencontré sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, et dont elle a entrepris de raconter l’histoire. C’est âpre et sombre. Plus brutal encore, sans doute du fait qu’il ne s’agit pas d’un dessin réaliste à la XIII. Ce n’est pas non plus dénué d’humour, tant est absurde le conflit où le frère cherche à tuer le frère. Et, comme toujours, des récits de Vanistendael jaillit la lumière, fût-ce de façon symbolique, dans une dernière double page aux teintes sombres.
Femme forte
Les 368 pages aux crayons de couleurs de Salo ont réclamé leur dû. La technique a "ruiné les épaules" de la dessinatrice bruxelloise, comme elle le confiait à La Libre en début d’année, sur la grande table de la cuisine de son chez soi molenbeekois.
Aussi Judith Vanistendael a-t-elle opté pour l’aquarelle pour son plus récent ouvrage, Les deux vies de Pénélope (2019). L’autrice voulait évoquer une femme forte, une sorte de contre-exemple de toutes ces femmes brillantes qui, tout au long de l’histoire de la littérature, se sont effacées pour laisser un homme aller à la rencontre de son destin.
Brutalité du monde
À la différence de l’épouse d’Ulysse, coincé à Ithaque en attendant le retour du roi, cette Pénélope-là est celle qui part exercer ses talents de médecins sur tous les théâtres de guerre du monde. C’est elle qu’attendent son mari, bienveillant poète, et sa fille adolescente. Ils aiment Pénélope qui les aiment en retour même si, paradoxalement, chaque retour de l’enfer - syrien, en l’occurrence - contribue à la rendre plus étrangère au monde d’où elle vient. Pendant la réalisation de ce livre, Judith Vanistendael a choisi de se confronter elle-même à la brutalité du monde. Elle est entrée illégalement dans le camp surpeuplé de réfugiés de Moria, en Grèce, dont elle a ramené un reportage graphique publié par Le Monde.
L’histoire de cette Pénélope contemporaine, femme forte, trop forte pour être une épouse, une mère, une fille, une sœur parfaite, Judith Vanistendael la traite avec la subtilité qui est sa marque de fabrique. La mise en page et le travail à l’aquarelle expriment le flou dans lequel se débat Pénélope ; aucun sentiment n’est surligné, aucun jugement n’est posé. L’émotion n’en est que plus puissante.
Rendez-vous
Les deux vies de Pénélope. Avec Judith Vanistendael. Dimanche 8 mars, 17h15, Palais des Imaginaires.
En dédicace le 8 mars à 14h, stand 332.