Les écrivaines injustement oubliées, l’inlassable combat de Geneviève Brisac
Hasard ou pas, Geneviève Brisac était l’invitée de l’émission La Grande Table, sur France Culture, le 4 novembre dernier, jour de l’attribution du Goncourt. Elle espère pouvoir y parler de son nouveau livre, Sisyphe est une femme , dans lequel elle plaide avec sensibilité et conviction pour un nouveau regard à l’égard de grandes écrivaines oubliées. Elle sera cantonnée à la caricature.
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Publié le 06-03-2020 à 16h05 - Mis à jour le 06-03-2020 à 16h27
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Cette lutte qu’elle mène avec vigueur depuis plusieurs années est l’objet d’un nouveau livre.
Hasard ou pas, Geneviève Brisac était l’invitée de l’émission La Grande Table, sur France Culture, le 4 novembre dernier, jour de l’attribution du Goncourt. Elle espère pouvoir y parler de son nouveau livre, Sisyphe est une femme , dans lequel elle plaide avec sensibilité et conviction pour un nouveau regard à l’égard de grandes écrivaines oubliées. Elle sera cantonnée à la caricature. Jean-Paul Dubois, qui vient d’être couronné pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, est édité à l’Olivier par Olivier Cohen, le compagnon de Geneviève Brisac. Elle doit donc être contente, non ?, lui assène-t-on plusieurs fois. Voulait-elle que ce soit Amélie Nothomb, seule femme en lice, qui reçoive ce prix ? "Pourquoi aurais-je voulu que ce soit Amélie Nothomb ?", s’indigne-t-elle encore lorsqu’on la rencontre ce soir de janvier à la librairie Point Virgule, à Namur, où elle a été invitée. "Parce que c’est une femme ? Et bien non, je ne raisonne pas ainsi. J’aimerais qu’on donne les prix à des écrivaines que j’admire. Car si c’est une femme pour une femme, il faut le leur donner quarante fois de suite : là ça devient intéressant !"
Le malaise engendré par l’inégalité de traitement entre homme et femme en littérature est profond, et ne date pas d’aujourd’hui. Geneviève Brisac l’a d’ailleurs vécu. En 1996, année où elle reçoit le prix Femina pour Week-end de chasse à la mère, tous les grands prix sont attribués à des femmes. "Les raisons sont restées mystérieuses", se souvient-elle. "Les interviews tournaient autour de : cette année, tous les lauréats sont des femmes, pensez-vous que le vent a tourné ?" Une manière de dévaloriser le palmarès. "Pascale Roze a eu le Goncourt, et tout le monde se moquait d’elle. Peu après avoir reçu le prix du roman de l’Académie française, Calixthe Belaya sera accusée de plagiat. C’était super…"
Décalage
La défense des femmes de lettres injustement négligées est le combat de Geneviève Brisac depuis de nombreuses années. Émissions de radio, articles pour Le Monde, livres : son engagement est sans faille. "J’avais une énorme connaissance des œuvres des écrivaines et il y avait un décalage entre ce que j’en savais et la réception qui en était faite : tant d’entre elles étaient inconnues ou disparaissaient de l’histoire littéraire." Toute à sa cause, elle publie un premier livre, en 1992, consacré à l’Américaine Flannery O’Connor. En 2002, ce sera La marche du cavalier. Dont Sisyphe est une femme est une version entièrement remaniée et augmentée. À Sylvia Townsend Warner, Natalia Ginzburg, Jean Rhys ou Alice Munro (qui, entre-temps, a eu le prix Nobel de littérature), elle a ajouté Marguerite Duras, Christiane Rochefort, Doris Lessing ou Vivian Gornick, traduite en français il y a peu.
Avant d’être éditrice à L’École des Loisirs, Geneviève Brisac a enseigné. Un des problèmes ne se situerait-il pas à ce niveau ? Les profs n’ont-ils pas un rôle à jouer ? "Bien sûr, mais l’école ne transmet que le canon classique : Chateaubriand, Victor Hugo, Molière, Corneille, La Fontaine, Zola. Aucune femme que je connais ne s’identifie à Hugo ou à Zola : il y a un petit problème de barbe", ironise-t-elle. Et d’ajouter, cinglante : "Depuis quand les profs lisent la littérature contemporaine ? Les profs ne lisent pas". Elle, a bien essayé d’inverser le cours des choses. "J’ai enseigné Christiane Rochefort à mes élèves : je me suis fait virer. J’ai donné cours en faculté une année, et je leur ai parlé d’Annie Ernaux : cela a été mal pris par les élèves qui trouvaient horrible de se servir de sa vie pour se faire du fric - comme ils disaient."
Instiller le virus dès que possible
Pour expliquer ce mépris, elle formule plusieurs hypothèses - toujours en mouvement depuis la parution de La marche du cavalier, et appelées à évoluer encore. Comme le fait que certaines d’entre elles (Christiane Rochefort, Jean Rhys ou Sylvia Townsend Warner) ont refusé de jouer ce qu’on nomme avec pudeur le jeu social. D’autres paient le prix de leur honnêteté et de leur obsession à être vraie, jusques et y compris dans leur vie quotidienne, considérée par d’aucuns comme ennuyeuse. Et quand reconnaissance il y a, elle est tardive. "Je prétends que les écrivaines doivent vivre longtemps : Doris Lessing a eu le prix Nobel à 88 ans, Alice Munro à 83 ans. Je dis donc que 85 ans est la moyenne. Cela paraît ironique, mais il y a de la vérité." Un autre problème viendrait des lectrices. "Virginia Woolf disait qu’il faut faire de l’éducation, de l’éducation, de l’éducation. Elle voulait dire par là que ce qui est écrit dans un livre n’est pas la même chose que la réalité. Or on m’a souvent fait des reproches à ce niveau. Et puis comme dit mon amie Agnès Desarthe, les femmes lisent plus mais elles aiment lire des hommes charmants. Les femmes adorent Jean-Paul Dubois et Jean-Christophe Rufin. Ma théorie, c’est que les femmes préfèrent les hommes, et que les hommes préfèrent vachement les hommes. Enfin, les femmes ne sont pas solidaires : elles considèrent leurs pairs presque tout le temps comme des rivales."
Peut-être faut-il instiller le virus aussi tôt que possible. Geneviève Brisac a d’ailleurs écrit pour les plus jeunes. "Je m’éclatais plus, parce que les livres pour enfants ne sont pas lus par les adultes. Et d’une certaine manière, ils sont mieux compris. Olga, mon personnage de petite fille, fait des bêtises que je n’ai pas faites moi-même : les écrire a été un grand plaisir."
Compagnonnage
La romancière de Dans les yeux des autres et Vie de ma voisine chérit ses souvenirs de lecture. "J’étais une petite fille malheureuse, je le raconte dans plusieurs de mes textes, et je me réfugiais dans les livres. Où j’ai trouvé de fabuleuses héroïnes : Alice, Fantômette, Claude du Club des 5. Puis j’ai lu énormément de contes, de légendes, de contes de fées, les contes de Mme d’Aulnoy, qui est très féministe : cela m’a énormément imprégnée. Puis jeune femme, j’ai beaucoup lu Doris Lessing, Rosa Luxembourg, Hanna Harendt, Marguerite Duras et Nathalie Sarraute." Il y a encore toutes celles qu’elle défend dans Sisyphe est une femme, dont elle apprécie le compagnonnage. Lui arrive-t-il de les relire ? "Sylvia Townsend Warner et Alice Munro, tout le temps. Comme je lis beaucoup, j’oublie. Quand je m’y replonge, cela me réconforte parce qu’elles sont grandes, puissantes. Elles me rappellent que la littérature existe vraiment."
Geneviève Brisac, "Sisyphe est une femme (La marche du cavalier)", Editions de L’Olivier, coll. Les Feux, 204 pp. env. 17 €