Viktor Lazlo : "Il n’est pas nécessaire d’avoir souffert personnellement pour ressentir une colère intime et profonde"
Avec les "Trafiquants de colères", la chanteuse, comédienne et écrivaine signe une histoire familiale vibrante et engagée.
Publié le 06-03-2020 à 16h28 - Mis à jour le 19-02-2021 à 17h40
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Avec les "Trafiquants de colères", la chanteuse, comédienne et écrivaine signe une histoire familiale vibrante et engagée.
Une vraie saga familiale, passionnante, qui brasse plusieurs générations, continents, combats… Viktor Lazlo signe de sa plume élégante, fluide et maîtrisée un roman qui emporte et se dévore au fil des pages, des amours contrariées, des destinées croisées et des révoltes explosées. Dans ces Trafiquants de colères, suite des Passagers du siècle (2018), l’écrivaine, comédienne et chanteuse ne craint pas d’embrasser, à travers la lignée des Wotchek, des sujets aussi vastes que le racisme envers les noirs aux États-Unis ou en Europe, et l’antisémitisme dont souffre toute une branche de la famille, surtout celle qui a connu les camps de concentration, et y a parfois perdu la vie. Elle garde le cap et rend à nouveau vibrantes les luttes contre l’exclusion. De Baltimore, terreau du Black Power, à Jérusalem, terre promise et source de désillusions, en passant par Fort-de-France et l’Europe, les destins des protagonistes, tous mus par l’espoir, se lient ou se dénouent, après parfois une succession de silences. La tension est palpable et le premier chapitre, prêté à Jo Gaudrèche, qui arrive toujours trop tard, donne le ton.
En guise de fil rouge, le violon de Samuel (1886-1994), précieux instrument sauvé, après avoir joué, en d’innommables circonstances, au camp de concentration de Majdanek. Violon que Jo, qui se présente d’emblée comme une mauvaise mère, tente de récupérer chez Fleur, une grand-mère égoïste dont nul ne pleurera la mort.
Ce point de départ mènera peu à peu aux vies chahutées de Daniel Kaufman, survivant du camp de Majdanek, de Pipo, enfant de Martinique abandonné par sa mère, de Marge, afro-américaine, combative et passionnée de Billie Holiday. Ou encore d’Ora et de son impossible amour. Plusieurs figures féminines, déterminées dans leur lutte ou résignation, sillonnent le récit.
En jeans, bonnet de laine et caban breton, l’ancienne mannequin de Thierry Mugler, Viktor Lazlo, née à Lorient sous le nom de Sonia Dronnier, avant d’emprunter celui du mari d’Ingrid Bergman, Victor Laszlo, dans Casablanca, passe la journée à Bruxelles; une ville qu’elle connaît pour y avoir vécu, même si elle a établi ses quartiers à Paris depuis une trentaine d’années maintenant.
Vous êtes Martiniquaise, comme Pipo, fan de Billie Hollyday, comme Marge, et surtout bouleversée par l’agression subie par votre fils, comme Jo, la mère de Nil, dans le roman. Votre vie donne-t-elle chair à vos personnages ?
Il ne s’agit pas d’une autobiographie mais tous les textes que j’écris empruntent une part de mon existence. Il y a beaucoup de moi, de ma famille. Je suis un peu dans chaque personnage. J’ai par exemple largement pioché dans l’histoire de mon père pour Pipo, en inversant leur parcours. Mon père voulait entrer dans l’aéronavale, mais ne pouvait pas car il était noir et est donc devenu ingénieur en électronique. Il a, comme Pipo, travaillé chez Bull, mais lorsqu’on lui a proposé l’Amérique, il a préféré la CEE et c’est comme cela que j’ai grandi à Mol, près de la frontière française.
Une colère gronde en chacun de vos personnages féminins. Pour quelles raisons ?
Je m’autorise enfin à laisser libre cours à ce qui a l’air d’être le plus éloigné de moi. J’ai toujours été considérée comme quelqu’un de lisse, qui rentre dans les rangs, mais ce n’est pas vrai. Je suis faite de peurs et de colères qui m’ont permis de matérialiser mes rêves. Mes personnages interviennent à un moment particulier de l’humanité, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Bouleversés, ils ne peuvent revenir dans leur pays d’origine, rêvent de la Palestine, d’une société plus juste, mais lorsqu’ils réalisent que leur rêve suppose l’exclusion d’une partie de la population, cela devient difficile pour eux.
Vous parlez de la Shoah et du racisme envers les noirs… Pourquoi enchevêtrer les deux sujets ?
J’ai grandi dans un monde universitaire ashkénaze. Tous mes amis l’étaient et pendant longtemps, j’ai cru être juive. L’omerta liée à nos trajectoires me fascine. Les persécutions contre les Juifs datent de la nuit des temps. Comme celles contre les Noirs. Il existe un parallèle entre les deux. Je veux écrire des romans qui servent car je m’interroge sur l’homme, son devenir, sur les mutations de la société. Ce texte m’éclaire sur la société d’aujourd’hui et mes colères se calment quand je vois mes personnages.
Quelles sont-elles ?
Celle que Marge, dans le roman, appelle la tolérance répressive. C’est un sentiment que j’ai depuis l’émergence du Front National et que je trimballe à mon corps défendant depuis, à la place de mes parents, qui sont dans le déni. Moi, j’ai tout pris dans la figure. Mon fils de 32 ans a été agressé par les flics voici dix ans. Comme dans l’affaire Théo, très médiatisée, en France. Il s’est reconstruit. Il est passé de victime à combatif. En six mois, c’était un homme qui avait repris pied dans la vie. Moi, je reste avec cette colère et cette culpabilité de ne pas avoir vu. Je ne m’en remets pas. Cela me tue. J’ai connu des agressions racistes, également, bien qu’ayant été élevée dans une ville très polyphonique et métissée. Bruxelles est au carrefour des populations, mais le refus d’être servie à table ou de louer un appartement, je les ai vécus. Cependant, il n’est pas nécessaire d’avoir souffert personnellement pour ressentir une colère intime et profonde.
Pourquoi avoir tant tardé à écrire ?
J’ai commencé à 12 ans. Cela a toujours été mon mode d’expression principal. Je ne passe pas une journée sans écrire et lorsque je suis lancée dans un roman, je travaille parfois jusqu’à quatorze heures par jour. J’oscillais entre littérature et écriture. J’ai toujours écrit des histoires, mais je ne me suis sentie autorisée à les soumettre qu’en 2000. Depuis, je n’ai plus arrêté. L’écriture est ce qui m’a gardée en vie, m’a guéri de tout.
Viktor Lazlo, "Trafiquants de colères", Grasset, 392 pp., env. 22 €.
Bio express
Où : Viktor Lazlo naît le 7 octobre 1960 à Lorient (Morbihan), d’un père martiniquais et d’une mère grenadienne. Historienne de l’art et archéologue, elle enregistre un premier album en 1985 et aura cinq disques d’or. Elle joue aussi dans de nombreux films ou séries (Navarro) et au théâtre (Billie Holiday).
Quand : En 2010, elle publie son premier roman chez Albin Michel, La femme qui pleure (prix Charles Brisset), en 2012, My name is Billie Holiday, et en 2015, Les tremblements essentiels. Chez Grasset, en 2018, sort Les passagers du siècle, premier volet d’une saga qui se poursuit avec Trafiquants de colères.
Rendez-vous
Viktor Lazlo : en quête d’un eldorado. Sur trois continents et trois générations, deux fils narratifs se croisent. C’est un monde où les juifs ne sont pas stigmatisés et où les noirs ont acquis leurs droits civiques que recherchent les personnages du nouveau roman de Viktor Lazlo. Dimanche 8 mars, 14h, Scène Rouge.
En dédicace le dimanche 8 mars à 15h, stand 111-112.