Portrait d’une femme écartelée
Après avoir publié Le sport des rois en 2019 - titre qui a récolté un beau succès critique et public -, Gallimard propose en traduction française un roman antérieur de C.E. Morgan : Tous les vivants ( All the Living, 2009). Après une ambitieuse fresque familiale, on découvre avec bonheur C.E. Morgan dans une veine plus intimiste. On est toujours dans le Sud profond de l’Amérique, mais cette fois aux côtés d’un jeune couple.
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Publié le 11-03-2020 à 15h10 - Mis à jour le 12-03-2020 à 12h51
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Après avoir publié Le sport des rois en 2019 - titre qui a récolté un beau succès critique et public -, Gallimard propose en traduction française un roman antérieur de C.E. Morgan : Tous les vivants (All the Living, 2009). Après une ambitieuse fresque familiale, on découvre avec bonheur C.E. Morgan dans une veine plus intimiste. On est toujours dans le Sud profond de l’Amérique, mais cette fois aux côtés d’un jeune couple. Aloma a rejoint Orren dans la ferme dont il doit désormais s’occuper seul après le décès accidentel de son frère et de sa mère.
La vie au-delà
Tous deux se connaissent à peine et attendent de la vie des choses qui paraissent inconciliables. Musicienne chevronnée, douée pour le piano, Aloma se retrouve piégée dans un univers où tout lui coûte. Elle se révèle piètre cuisinière et ne connaît rien à la plantation de tabac qui occupe Orren. Ils se fréquentent depuis moins de deux ans et, déjà, Aloma ne peut se résoudre à dire ce qu’elle pense à celui qui n’est pas encore son mari. Entre eux, les tensions sont fréquentes, C.E. Morgan faisant monter la pression tout en déviant habilement au dernier moment la trajectoire de ce qui pourrait exploser.
La majesté du décor ne peut rien pour elle, Aloma est dans une prison, elle qui rêve de la vie qui s’écoule au-delà des montagnes du Kentucky. D’autant qu’il lui faut aussi s’accoutumer à la brutalité de l’exploitation, où la vie et la mort se côtoie, où les défunts continuent de hanter les lieux, où rien ne lui est familier. Quand Orren lui suggère de proposer ses services à la paroisse voisine, elle recommence à vivre, jusqu’à être ébranlée dans ses choix.
Portrait de femme
Avec Tous les vivants, c’est un subtil et troublant portrait de femme qu’offre C.E. Morgan à ses lecteurs. On trouve Aloma tour à tour secouée par "le regret d’une chose qui n’existait nulle part au monde", déterminée à épouser Orren, à l’affût de simples joies, entreprenante dans sa volonté de détourner Orren de l’ombre des disparus pour le ramener à la vie, portée par la force et la nostalgie de ce que la musique lui apportait, découvrant l’ampleur du fossé qui la sépare d’Orren et s’en accommodant vaille que vaille, soutenue par ses rêveries et son imagination vagabonde. "Elle était secouée d’une haine douloureuse et stupéfaite à l’égard de sa propre vie. […] Elle était prête à se battre, les minuscules jointures de ses doigts frémissaient. Mais Orren ne vint pas se battre avec elle. […] voyant l’heure tourner insolemment vers le moment du souper, le dépasser sans qu’il se manifeste, elle se laissa aller à imaginer qu’il ne revienne jamais."
Aloma est le désir de fuite personnifié - que celle-ci concerne le présent, son lieu de vie, celle qu’elle est. Est-ce le contexte ou l’autre qui sont des freins, ou est-on seul responsable de son malheur ? Quelle place y a-t-il pour la liberté dans le couple ? Dans une atmosphère alliant justesse et éclats de suspense, C.E. Morgan nourrit le débat avec intelligence et finesse, de son écriture alerte et classieuse. Où l’on vibre intensément avec Paloma, entre désir de se réaliser et concessions.
- C.E. Morgan | Tous les vivants | roman | traduit de l’américain par Mathilde Bach | Gallimard | 241 pp., env. 19€

EXTRAIT
"Les photographies étaient accrochées serrées les unes contre les autres sur le mur et elle n’avait pas envie d’approcher, mais le fit pourtant. […] L’âme aime davantage ce qu’elle a perdu, il s’agissait donc de tout cela, de tous ceux-là, de ceux même qui étaient morts depuis longtemps, ceux qu’il n’avait jamais rencontrés. Ce n’était pas juste. Elle était là, en chair et en os, une chair qui venait de s’ouvrir pour laisser entrer la sienne, et cependant il ne pouvait trouver le repos, même en elle. Il était lié à eux, où qu’il aille, inexorablement. Elle scruta leurs regards impitoyables et sa bouche se tordit. Elle avait envie de leur dire : Vous avez beau être morts, je suis impuissante face à vous. Et ils avaient envie de lui répondre : Oui, oui, c’est bien vrai."