Une Italienne de 18 ans dans l’enfer nazi
En 1979, une Italienne publiait un ensemble de récits et de réflexions véritablement bouleversant. Sa traduction française passa plutôt inaperçue. Les éditions Le Tripode la republie aujourd’hui. Elles ont bien fait, car l’engagement de Luce d’Eramo dans l’univers nazi est un des plus inattendus, courageux, éprouvants qui se puisse concevoir.
Publié le 25-03-2020 à 15h59 - Mis à jour le 25-03-2020 à 16h01
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Luce d’Eramo en a ramené un témoignage cruellement réaliste.
En 1979, une Italienne publiait un ensemble de récits et de réflexions véritablement bouleversant. Sa traduction française passa plutôt inaperçue. Les éditions Le Tripode la republie aujourd’hui. Elles ont bien fait, car l’engagement de Luce d’Eramo dans l’univers nazi est un des plus inattendus, courageux, éprouvants qui se puisse concevoir.
Née à Reims en 1925 de parents italiens, la jeune Luce vécut en France jusqu’à ses 13 ans, puis retourna en Italie. En 1943, suite à la déposition de Mussolini par le Grand Conseil fasciste, la Wehrmacht envahit le pays et libéra le Duce. Celui-ci constitua aussitôt un nouveau gouvernement fasciste à Salo. Le père de Luce en faisait partie comme sous-secrétaire d’État au ministère de l’Information. Luce, elle, s’interroge sur le nazisme et le fascisme : "J’ai fini par comprendre que la seule façon de saisir la vérité entre fascistes et antifascistes - on en racontait tant et tant qu’on ne s’y retrouvait plus - était de juger par moi-même".
S’évader de Dachau
Le 8 février 1944, à dix-huit ans, elle fuit la maison et part comme simple ouvrière volontaire de travail en Allemagne, des portraits de Hitler et de Mussolini dans son baluchon. Au camp de travail de Dachau (à distinguer du camp de concentration), elle fut assignée à l’équipe chargée du nettoyage des égouts de la ville de Munich : "On retire le couvercle […] d’un gros tuyau, on enfile un bâton et on l’agite pour bloquer les excréments qui se sont amassés. Il faut les secouer et les malaxer jusqu’à ce qu’ils s’écoulent à nouveau… Mais le pire était quand on nous emmenait dans les villages pour vidanger les fosses d’aisance ; là, pas de canalisations : quand la fosse était pleine, il fallait la vider avec des seaux".
Le ton est donné. Par la suite, la jeune Luce sera ouvrière dans une usine d’I.G. Farben, puis elle sera enfermée au camp de concentration de Dachau d’où elle réussira à s’évader. Vivant clandestinement à Mayence, elle y sera la victime de l’écroulement d’un mur, alors qu’elle aidait à sauver les victimes d’un bombardement de la ville. Paralysée des deux jambes, elle finira par retrouver l’Italie et ses parents, le 4 décembre 1945. Par la suite, elle fera des études de philosophie, se mariera, aura un fils, publiera quelques essais. Elle est morte le 6 mai 2001.
La faim, le froid, la peur
C’est à partir de 1953 que Luce d’Eramo se mit à rédiger pendant vingt-cinq ans les récits et souvenirs qui composent Le Détour (le titre français me paraît bien mal traduire le titre italien, Deviazione). Ils sont le fruit des remémorations d’un passé ressurgissant par bouffées, qui la replongeaient dans un vécu entre-temps fui ou refoulé : la faim, le froid, la peur, la saleté, les paillasses pourries, la dysenterie, la promiscuité des toilettes communes aux hommes et aux femmes, les coups, les cris, les chiens, les morts, et cette perpétuelle demande sexuelle des gardiens comme de ses camarades de misère.
Bien des témoignages ont paru sur les camps d’extermination, tels ceux d’un Primo Levi, d’un Elie Wiesel. Mais les conditions de travail et de survie des "volontaires" venus d’un peu partout (il y a notamment une Flamande) n’en étaient pas moins extrêmement dures et précaires. Je ne sais pas si Le Détour est un chef-d’œuvre, mais il entraîne le lecteur dans une véritable descente aux enfers, témoignant de la dureté, de la bassesse, de la cruauté des uns, comme de l’amitié, la solidarité, l’amour même (notamment de deux lesbiennes) des autres.
Le détour Témoignage De Luce d’Eramo, traduit de l’italien par Corinne Lucas Fiorato, Ed. Le Tripode, 445 pp. Prix env. 25 €
