Ils étaient trois à n’être rien ni personne
Elle écrit cette fois sous son pseudonyme, mais avec une justesse, une vivacité et une générosité sans fards reconnaissables entre toutes et rares en littérature : Rebecca Lighieri, c’est d’abord Emmanuelle Bayamack-Tam, lauréate en juin 2019 du prix du Livre Inter pour Arcadie , un roman étincelant, jubilatoire et sans œillères, à la portée politique indéniable. À Rebecca Lighieri (clin d’œil à Dante, l’auteur de la Divine comédie, dont le patronyme est Alighieri) le rayon des romans noirs - souvenez-vous du troublant Les garçons de l’été, prix des libraires Folio en 2018 - : ainsi en a-t-elle décidé.
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- Publié le 03-04-2020 à 13h27
- Mis à jour le 16-07-2020 à 14h04
Elle écrit cette fois sous son pseudonyme, mais avec une justesse, une vivacité et une générosité sans fards reconnaissables entre toutes et rares en littérature : Rebecca Lighieri, c’est d’abord Emmanuelle Bayamack-Tam, lauréate en juin 2019 du prix du Livre Inter pour Arcadie, un roman étincelant, jubilatoire et sans œillères, à la portée politique indéniable. À Rebecca Lighieri (clin d’œil à Dante, l’auteur de la Divine comédie, dont le patronyme est Alighieri) le rayon des romans noirs - souvenez-vous du troublant Les garçons de l’été, prix des libraires Folio en 2018 - : ainsi en a-t-elle décidé.
Terreur permanente
C’est à Marseille, où est née Emmanuelle Bayamack-Tam en 1966, que se déroule Il est des hommes qui se perdront toujours. "L’espérance de vie de l’amour, c’est huit ans. Pour la haine, comptez plutôt vingt. La seule chose qui dure toujours, c’est l’enfance, quand elle s’est mal passée." Ce bref extrait repris en quatrième de couverture dit beaucoup du propos d’un roman porté par Karel, l’aîné d’une fratrie torturée par un père violent et cruel, qui fait régner sur son foyer une terreur permanente. Sa cible préférée : le fragile Mohand, dernier-né dont il ne voulait pas, qui souffre de multiples malformations. Quant à sa fille Henricka, il la ménage un chouïa, espérant tirer profit un jour de sa stupéfiante beauté. Rempart dérisoire, leur mère est trop empêtrée dans la relation toxique qui l’unit à son mari pour s’opposer à lui.
Survivre
Chez les Claeys (le père est né en Belgique, à Amblève, et a vécu quelques années à Namur), on s’habille avec les vêtements récupérés chez les voisins et l’approvisionnement en drogue est mieux organisé que celui en nourriture. "Oui, nous étions trois à avoir été décapités dès l’enfance, trois à qui on avait refusé tout épanouissement et toute floraison, trois à n’être rien ni personne." Pour échapper à leur sordide quotidien, ils s’invitent le plus souvent possible chez les gitans qui vivent non loin de leur immeuble. Auprès de "ceux à qui on a toujours bien fait sentir qu’ils n’étaient pas chez eux ici et qu’ils ne le seraient jamais", ils trouvent de l’affection, de l’amitié et même de l’amour. Pour la belle Henricka, un premier rôle au cinéma se révèle une enviable porte de sortie. À chacun de s’inventer une stratégie pour survivre. "Avec le temps, c’est même devenu une seconde nature : faire semblant, ne pas offrir de prises aux doutes, aux soupçons, aux reproches. Je mens, mais de toute façon tout le monde ment. À croire que la vérité est inadmissible."

À Marseille, où la mer est une invitation vers l’ailleurs, Karel rêve évidemment d’un destin meilleur. Il entend entreprendre des études et n’espère rien de plus que se "forger un néant reposant, où personne n’aurait d’attentes (le) concernant". Il veut se libérer des chaînes qui l’entravent, le pourra-t-il seulement ? Car le titre l’affirme telle une menace : Il est des hommes qui se perdront toujours. Quel est le poids de la destinée, en particulier quand il est rivé à l’hérédité ? Peut-on échapper à ce qui est peut-être aussi inéluctable qu’une tragédie grecque ? Rebecca Lighieri n’a pas installé par hasard ses personnages dans la cité Antonin-Artaud, elle qui cite ces mots de l’acteur et écrivain français qui portent en eux l’ombre de la malédiction : "Vous n’empêcherez pas qu’il y ait des âmes destinées au poison". Alors qu’elle explore à nouveau les dysfonctionnements familiaux en recréant un vivier aussi prenant que déchirant, Rebecca Lighieri signe un roman porté par un incroyable élan de vie. On sort secoué et reconnaissant d’avoir partagé cette tranche de vie aux côtés de personnages si formidablement incarnés.
- Rebecca Lighieri | Il est des hommes qui se perdront toujours | roman | P.O.L. | 376 pp., env. 21 €
EXTRAIT
"Je ne veux pas seulement quitter Marseille, je veux laisser mon passé derrière moi, devenir un autre, qui n'aura rien à voir avec la cité Antonin-Artaud, le passage 50, la came, la folie, la merde. Je veux qu'ils sortent de moi, tous: mon père, bien sûr, mais aussi ma mère, Shayenne, Rudy, Yolanda... Je veux les oublier, les extraire de moi comme une tumeur - sauf que je ne sais pas comment on fait. J'aurais beau changer de nom comme Hendricka, je n'en resterais pas moins aux prises avec trop de démons pour être heureux."