La fresque qui montre le bon chemin à nos gouvernants
Les défis s’accumulent aujourd’hui: crise des inégalités croissantes, crises environnementale, sanitaire, démocratique. Il y a 700 ans, des fresques sublimes donnaient déjà une leçon de bonne gouvernance.
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Publié le 08-04-2020 à 10h52 - Mis à jour le 08-04-2020 à 10h53
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Les défis s’accumulent aujourd’hui: crise des inégalités croissantes, crises environnementale, sanitaire, démocratique. Il y a 700 ans, des fresques sublimes donnaient déjà une leçon de bonne gouvernance.
L’histoire commence dans une des plus belles villes du monde. Il y a la place de Sienne, incurvée comme une coquille Saint-Jacques, qui donne sur le Palazzo Pubblico. A l’intérieur, dans la salle de la Paix, les trois murs face aux fenêtres sont couverts d’une fresque admirable, célèbre entre toutes, Les effets du bon et du mauvais gouvernement. Une œuvre totale qu’Ambrogio Lorenzetti a peint de février 1338 à mai 1339.
L’œuvre était destinée à frapper tous les visiteurs et à leur donner un message politique. Rarement, une peinture fut tant commentée, analysée, scrutée, tant elle est un vrai traité de philosophie politique doublée d’une réussite picturale majeure de la fin du Moyen Age.
Mais aujourd’hui, en pleine crise du coronavirus qui vient s’ajouter aux crises climatique, sociale et démocratique, elle trouve une force toute particulière et il faut se replonger dans le livre qu’en fit en 2013 l’historien Patrick Boucheron, et redonner sa leçon aussi passionnante à lire que très érudite, qui porte un titre qui lui aussi résonne en ces temps de pandémie: Conjurer la peur.

Crise bancaire et peste
L’analyse qu’en fait Patrick Boucheron a d’étranges résonances avec aujourd’hui : la démocratie est un état très fragile. Elle est sans cesse menacée par l’individualisme, le despotisme, l’intérêt personnel contre le lien social. Et alors, la guerre et la barbarie ne sont jamais loin. C’est ce que montre et démontre cette fresque.
A l’époque de Lorenzetti, Sienne était gouvernée (de 1287 à 1355) par un groupe de neuf citoyens régulièrement renouvelés (élus par tirage au sort, changés tous les deux mois, décidant en collégialité, avec contrôle des comptes). Ils étaient "les gouverneurs et les défenseurs de la commune et du peuple". Ce système permettait de limiter l’emprise de quelques familles sur la ville. On imagine à nouveau aujourd’hui un système d’élections de citoyens renouvelés fréquemment pour revivifier la démocratie.
Sienne fut une exception car de nombreuses villes italiennes étaient plutôt dirigées par des despotes. A Sienne aussi, la menace existait et la Seigneurie comme les grandes familles aristocratiques rêvaient de reprendre le pouvoir laissé au peuple au nom du Bien commun.
On retrouvait à Sienne, les crises bancaires et sanitaires que nous connaissons désormais trop bien. La population subira la peste noire en 1348 qui tuera d’ailleurs les frères Lorenzetti. Mais c’est la crise bancaire qui tua le régime démocratique communal et amena à Sienne un régime fort. Il y avait eu de grandes faillites bancaires en 1316-1317, l’ensemble du crédit était si fragilisé que le gouvernement des Neuf devait abolir l’emprisonnement pour non-paiement des dettes car, disaient-ils, ce serait alors l’ensemble de la population qui devrait aller dans les geôles.
La ville, les artisans et les entrepreneurs siennois, n’avaient plus comme solution que de s’en remettre à des usuriers qui les étranglaient encore plus. "Les Neuf, écrit Patrick Boucheron, choisirent systématiquement de porter secours à l’oligarchie financière et bancaire, aggravant l’endettement public qui faisait précisément la fortune des banques et délaissant le soutien à l’activité économique.» Cela aboutit finalement à une vraie insurrection d’un préprolétariat qui choisit de remettre le pouvoir à un tyran. Un avertissement aux démocraties modernes confrontées aux mêmes crises bancaires.

Effets du bon gouvernement
La fresque raconte la différence entre un « bon » et un « mauvais » gouvernement. Il n’y a pas chez Lorenzetti, l’intervention divine ou la présence d’un religieux. Le Dôme de Sienne n’apparaît qu’en petit dans un coin de la fresque. Pas non plus de traces de rois ou de princes. Le bon gouvernement est l’affaire uniquement de tous les hommes et femmes de la ville et il se reconnaît à ses effets.
D’un côté de la salle de la Paix, on voit donc l’effet d’un bon gouvernement : chacun vaque à ses occupations, libre, sans contraintes sur les corps. Les échoppes sont prospères, une fiancée à cheval se rend à ses noces, on discute aux fenêtres, un groupe danse.
A côté, au-delà de l’enceinte, c’est la vie agraire avec les paysans, les chasseurs, le morcellement pacifique des terres. On a compté 56 personnages et 59 animaux dans cette campagne siennoise. La ville de Sienne peinte par Lorenzetti est conçue à partir de 7 points d’observation différents et non pas avec un seul point de fuite comme le fera la Renaissance, pour montrer qu’une ville bien gouvernée n’est pas celle d’un seul point de vue, uniformisé, mais qu’elle est un chantier permanent, la résultante de multiples accords locaux.
Le bon gouvernement ne veut pas dire laxisme : dans le ciel vole une figure de la Sécurité tenant un gibet. Elle a la forme d’une femme quasi nue, le premier nu, non divin, de l’histoire de la peinture.

Le mauvais gouvernement
Sur le mur en face, on voit les effets du mauvais gouvernement, c’est Guernica en pays siennois : la terre est brûlée, laissée aux violences de la guerre, les animaux sont morts, sous le regard de Timor (la peur) qui flotte dans ses habits noirs effilochés tenant sa longue épée sombre. En ville, les commerces sont fermés sauf celui de l’armurier. La désolation, la peur, les corps contraints, dominent sous le regard de Tyrannia, peint sous les traits d’un monstre cornu qui tient le Justice à ses pieds et sur la tête duquel planent trois femmes maléfiques : Avaritia, Superbia et Vanagloria (avarice, superbe et vanité). Tyrannia est conseillé par un centaure à tête de sanglier et entouré de Crudelitas.
Sur le mur central, se trouve le secret du bon gouvernement. Au centre, un vieillard incarne le Bien commun. Il a une taille qui dépasse largement celle des autres, montrant son importance. Ses conseillers sont la Foi, la Charité, l’Espérance, la Force, la Tolérance et la Justice. La Concorde aussi est là, avec sur les genoux, un grand rabot symbolisant le rabot fiscal nécessaire au bien commun en égalisant les différences de patrimoine. Le gouvernement s’avance, lié par une corde qui les unit au nom - à nouveau - du "Bien commun".

La magnifique Paix
Au centre de la fresque, siège la Paix, sous la forme d’une belle femme blonde alanguie sur un lit qui recouvre les armures devenues inutiles; longtemps, on a cru qu’elle était là, à savourer la paix de la concorde. Patrick Boucheron démontre que son état est en fait, la mélancolie. Elle sait que l’équilibre du "bon gouvernement" est très précaire et pourra disparaître.
La fresque devient alors une manière de conjurer la peur, d’essayer par la force de l’image de convaincre le peuple que "la séduction seigneuriale" n’est pas une solution.
Patrick Boucheron a choisi pour la couverture un détail révélateur : un gros plan sur le regard apeuré des soldats.
Tout le livre est un essai magistral, pour arriver au sens de la fresque : le bien commun est un trésor fragile.
>>> Patrick Boucheron, Conjurer la peur, Sienne 1338, essai sur la force politique des images, Seuil, 287 pp., env. : 33 €.