La culture au temps du corona: Monsieur Palomar par Vinciane Despret
Des artistes, nos journalistes... partagent une sidération artistique, une épiphanie culturelle, une révélation qui les a marqués, touchés au coeur.
- Publié le 15-04-2020 à 08h27
- Mis à jour le 15-04-2020 à 14h50
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Des artistes, nos journalistes... partagent une sidération artistique, une épiphanie culturelle, une révélation qui les a marqués, touchés au cœur.
Voici la contribution de Vinciane Despret, philosophe, éthologue, écrivaine, autrice de "Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions ?"
Dernier, et très beau, livre paru : "Habiter en oiseau" (Actes Sud).
"À la suite d’une série de mésaventures qui ne méritent pas d’être rappelées, monsieur Palomar avait décidé que sa principale activité serait de regarder les choses du dehors." C’est ainsi qu’Italo Calvino introduisait, au début des années quatre-vingt, ce livre si doux et si drôle qui raconte la vie de Palomar, s’efforçant d’apprendre à observer, à bien regarder une vague, une seule ; à imaginer la vie intérieure des tortues en suivant leur accouplement ; à suivre le ruban d’une nuée d’étourneaux dans le ciel, et bien d’autres choses encore dont il découvre l’existence. Il donne leur temps aux choses, il regarde, sans plus. Et il apprend à se taire.
Monsieur Palomar entend le sifflement des merles dans son jardin. Il écoute leur dialogue. Et il constate qu’après chaque sifflement, un silence s’installe. "Et si le sens du message se trouvait dans la pause et non dans le sifflement ?" se demande-t-il. "Si les merles se parlaient précisément par leur silence ? […] Un silence, apparemment identique à un autre silence, pourrait exprimer cent intentions différentes."
Me revient en mémoire ce que l’ornithologue Thierry Aubin avait appris, après bien des années de recherches : c’est par les temps de silence que sont convoyés des éléments essentiels de signification dans les dialogues chantés des alouettes des champs.
Nous voilà donc comme Palomar, avec nos vies en retrait, à entendre à nouveau les oiseaux. Je ne voudrais pourtant pas qu’on s’imagine que nous ne les entendons uniquement que parce que nous serions plus tranquilles, moins sollicités (quoique, bien sûr, cela ne soit ni à négliger ni surtout à oublier). Mais ce serait faire comme si les oiseaux eux-mêmes n’avaient pas leur propre point de vue sur ce qui nous arrive, comme s’ils n’avaient rien à dire sur ce qui nous a rendus autrement présents à eux. Peut-être se disent-ils que notre silence signifie qu’enfin nous leur laissons un temps de parole ?
Dans le roman Petits oiseaux de l’écrivaine Japonaise Yôko Ogawa, le frère du narrateur dit des oiseaux qu’ils sont "prudents" : ils saisissent tout de suite quand quelque chose "n’est pas pareil que d’habitude". Les oiseaux ont de la mémoire, dit-il encore, ils comparent leurs souvenirs.
J’aimerais que nous apprenions nous-mêmes cette prudence de la mémoire. Et que nous gardions précieusement de ce qui n’était pas "pareil que d’habitude", le point de vue des oiseaux sur ce qui nous sera arrivé.