John le Carré et le "boxon" du Brexit
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Publié le 17-06-2020 à 12h25 - Mis à jour le 14-12-2020 à 09h05
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L’écrivain britannique exprime sa colère d’Europhile dans son 25e roman, joliment troussé.
Si John le Carré, de son vrai nom David Cornwell, était resté espion de Sa Majesté, peut-être aurait-il fini par franchir le Rubicon du traître par respect pour ses convictions, comme le fait un des personnages de son vingt-cinquième roman, Retour de service.
Depuis son fondateur L’Espion qui venait du froid (1964), l’auteur n’a cessé d’interroger l’ambiguïté morale de l’espion qui, au nom du patriotisme ou de la raison d’État, pousse d’autres à trahir leur patrie. Terrain fertile pour un genre qu’il garde vivace.
Cynisme et arrivisme
Si la fin de la guerre froide l’éloigna un temps de ce champ-là, John le Carré est resté un observateur avisé de la marche du monde. La guerre contre le terrorisme, la mainmise de Poutine sur la Russie lui ont offert de premiers "retours de service". L’homme ne craint plus dans ses romans de fustiger le cynisme ou l’arrivisme des élites dirigeantes du Royaume-Uni. Après Jonathan Coe dans Le cœur de l’Angleterre et Ian McEwan dans son récent Le Cafard, John le Carré pique son coup de gueule contre le Brexit, "méga boxon à tous points de vue pour l’Europe et la démocratie libérale dans le monde entier", alors qu’augmente la dépendance de la Grande-Bretagne à l’égard des États-Unis "en train de plonger dans le racisme institutionnel et le néofascisme". Le roman est paru à la rentrée 2019 en Grande-Bretagne, mais l’analyse fait toujours sens avec la sortie française après la mort de George Floyd.
Celui qui s’exprime est Ed Shannon, jeune chercheur qui défie au badminton Anatoly, dit Nat, ex-"attaché culturel", soit officier traitant d’agents doubles, qui a roulé sa bosse à Moscou et ailleurs en des temps plus bipolaires. Face à l’officier traitant sur le retour, dont il semble ignorer le métier, Ed n’a pas sa langue en poche. Mais l’enfumage couve : le récit à la première personne de Nat est, en effet, un témoignage à ses "chers collègues".
À 47 ans, Nat se retrouve au placard des espions revenus du froid - et de tout : le Refuge, sous-section du département Russie, où échouent les transfuges "sans valeur […] et les informateurs de cinquième zone qui partent en vrille" - bref, les has been du renseignement.
Lueur dans ce "dépotoir" : la jeune et brillante Florence lève un beau lièvre : un oligarque ukrainien pro-Poutine, nom de code Orson, qui arrose les brexiteurs notoires et des hackeurs suspectés d’avoir piraté des forums démocratiques occidentaux. Les doubles jeux peuvent paraître réchauffés. Mais l’auteur roué tient son lecteur en haleine, jusqu’à la dernière page.
Le vieil homme et l’idéaliste
Par la voix de son narrateur ou de son partenaire de badminton (Nat et Ed sont deux facettes de l’auteur à des âges différents : le vieil homme en colère et le jeune idéaliste), Boris Johnson est qualifié d’"enfoiré élitiste narcissique sorti d’Eton qui n’a pas la moindre conviction chevillée au corps sinon ses propres intérêts". Poutine, "ex-espion de cinquième ordre devenu autocrate", flanqué de "son gang de stalinistes non repentis" fait repartir la Russie "vers son passé sombre et délirant". Quant à Trump, "à la fois une menace et une idole pour tout le monde civilisé", il préside "à la nazification systématique et décomplexée des États-Unis". En quatre vérités (lire extrait), un ancien agent (double) signifie à Nat qu’à trop jouer la Perfide, Albion a perdu toute crédibilité. Le citoyen David Cornwell est en rogne et le fait savoir par une glaçante comparaison : "Tout le pays part en cacahuètes. C’est l’impression que nous faisait Moscou dans le temps" commente l’ex-espion qui jetait un froid.
Retour de service Espionnage De John le Carré, traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, Seuil, 304 p. Prix env. 22 €, version numérique 16 €
