Nouvelle traduction d'Autant en emporte le vent: "Les doigts me brûlaient dans les passages racistes"
- Publié le 21-06-2020 à 21h16
- Mis à jour le 26-07-2020 à 17h59
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Nouvelle traduction du roman de Margaret Mitchell, récemment remis en lumière, 80 ans après la première.
Malcolm X et Scarlett O’Hara ont au moins une chose en commun : leur colère quant à la jeune Prissy, esclave de l’héroïne d’ Autant en emporte le vent . Le leader noir assassiné voyait dans ce personnage de Bécassine afro-américaine, créé par Margaret Mitchell, un ramassis de stéréotypes racistes. La seconde s’arrache les cheveux à chaque manifestation de nonchalance ou d’indocilité de la nounou adolescente. C’est dans l’un des moments les plus dramatiques du livre, alors que l’armée sudiste entame son retrait d’Atlanta, en 1864, que Scarlett menace Prissy le plus cruellement. Elle l’envoie presque valser en bas des marches de la véranda et la presse d’aller chercher le "capitaine" Rhett Butler dans la "maison de débauche" de la scandaleuse Belle Watling. Transie de peur, la jeune fille marmonne des prières. "- Pars maintenant, lance sa maîtresse, sinon je te vends sur la place du marché de Louisville. Tu ne reverras plus jamais ta mère ni qui que ce soit que tu connais et je te vendrai en plus comme une esclave des champs. Dépêche-toi !"
La parution de la deuxième traduction française, quatre-vingt-un ans après celle de Pierre-François Caillé, permet de constater à quel point le roman de Margaret Mitchell, apologie d’un monde disparu, celui du vieux Sud d’avant la guerre de Sécession, est bien plus entaché de passages racistes que le film du même nom - film retiré provisoirement de la plate-forme de streaming HBO Max dans le contexte de l’affaire George Floyd.
Paternalisme
Dans le long métrage cosigné Georges Cukor, Victor Fleming et Sam Wood, sorti en 1939, avec Clark Gable et Vivien Leigh, Hollywood a gommé les propos les plus insultants, appuyant davantage sur le paternalisme des maîtres des plantations, l’attachement supposé des esclaves à leurs propriétaires. D’autant que les principaux personnages noirs, la volumineuse et autoritaire Mammy, Pork le marjordome, le vieux Peter, s’enorgueillissent d’être des esclaves de maison (des domestiques) et non des champs, ceux qui récoltaient le coton. Et ils s’identifient tellement à leur "famille" qu’ils méprisent même les Blancs pauvres.
Le livre est, en revanche, beaucoup plus féministe, avec une héroïne campée de façon plus complexe qu’au cinéma, où l’histoire d’amour (jeune femme au caractère bien trempé cherche protecteur) est au premier plan. Scarlett O’Hara est dénuée de cœur mais terriblement ensorcelante. C’est Rhett Butler, qui finira par se faire aimer mais trop tard, qui le dit. Fille d’un immigré irlandais, acquéreur au poker du légendaire domaine de Tara, elle a été habituée à ce que son père, privé de fils, lui parle "d’homme à homme". Elle a aussi été élevée par une mère aristocrate et, comme toutes les filles de la bonne société sudiste, est habile à faire croire aux mâles qu’ils sont plus intelligents, à battre des paupières aux instants décisifs, manœuvrer en vue d’un beau mariage. Arrangé c’est mieux, souligne son père, les mariages d’amour c’est bon pour les Yankees ou les Européens.
Scarlett a 16 ans au démarrage du livre, qui s’aligne sur le début de la guerre civile américaine, et 29 à la fin. Comme dans le Mécano de la Générale de Buster Keaton, l’annonce de la bataille de fort Sumter, en avril 1861, déclenche des scènes d’enthousiasme chez les candidats à la boucherie. Et tandis que ses semblables tombent en pâmoison par patriotisme, elle est d’emblée sans illusions. La jeune fille coquette, qui n’aspirait qu’à avoir le plus de soupirants possible, va se muer en femme déterminée à sauver Tara, échappé miraculeusement à la destruction yankee. Elle sue dans les champs de coton, tue un soldat pillard, épouse sur un coup de tête le soupirant de sa sœur pour payer les taxes. Ce deuxième mariage sera un peu moins court que le premier (deux mois, le pauvre Charles était mort tout juste enrôlé). Et Rhett Butler - mais on anticipe -, pour ne pas se faire doubler une nouvelle fois, demandera sa main alors qu’elle est en tenue de grand deuil, à nouveau veuve.
À Atlanta, Scarlett est chef d’entreprise, elle achète une scierie, vend du bois. Son deuxième mari, le pauvre Frank, mort dans une action du Ku Klux Klan, s’aperçoit horrifié qu’elle est très douée en calcul. Elle profite de la Reconstruction de l’après-guerre, se fiche des commérages - les autres femmes de bonne famille gagnent, elles, leur vie en faisant des tourtes ou de la couture. Elle navigue entre son souci d’indépendance et son goût de l’argent, que Rhett, l’ex-forceur de blocus, va lui fournir abondamment. La garce et le scélérat peuvent alors former ce qui deviendra l’un des couples les plus glamours du cinéma.
Et le pauvre Ashley, alors ? Eh bien, il est l’objet très romantique de l’amour contrarié et chaste que lui porte Scarlett pendant 1 400 pages. Il est parti à la guerre, a été prisonnier, a demandé à la jeune femme de veiller sur sa cousine et épouse, la fine et douce Mélanie. Il est un homme du passé, malhabile de ses mains, il est l’incarnation du vieux Sud, il ne trouve pas sa place dans le nouveau monde. "Avant la guerre, la vie était belle, confie-t-il à Scarlett. Elle avait un charme, une perfection, et une plénitude et une symétrie comme dans l’art grec. Peut-être n’était-elle pas ainsi pour tout le monde. Je le sais maintenant."
Trafiquant d’alcool
La tension, tout au long du livre, entre le progressisme du personnage de Scarlett et les vieilles lunes racistes sudistes trouve ses sources dans la vie même de l’auteure. Margaret Mitchell, née en 1900, morte dans un accident de voiture en 1949, était la fille d’une féministe, fondatrice de la Ligue nationale pour le suffrage des femmes et assistait, enfant, aux réunions militantes. Elle a elle-même toujours gagné sa vie, elle était journaliste, poussée par un deuxième mari qui l’encourageait à écrire. Le premier qu’elle lui avait préféré, Berrien Upshaw, était un trafiquant d’alcool à l’époque de la Prohibition. Ce mariage tourne court. Mais des années plus tard, en 1936, quand Autant en emporte le vent sort, devient un best-seller (avec 178 000 exemplaires vendus en trois semaines), il téléphonera à Margaret Mitchell pour lui dire : "J’ai lu ton livre. Tu m’aimes toujours. Je suis Rhett Butler, n’est-ce pas ? Voilà pourquoi." Dès l’adolescence, la future romancière visait le succès et écrivait dans son journal intime : "Je veux être célèbre d’une manière ou d’une autre comme orateur, artiste, écrivain, soldat, combattant, femme d’État, ou quelque chose d’approchant."
Margaret Mitchell est également une vraie fille du Sud. L’un de ses arrière-grands-pères venait d’Irlande, comme le père de Scarlett, et avait une plantation de coton à 25 kilomètres d’Atlanta. Y travaillaient une trentaine d’esclaves. Son grand-père paternel était un vétéran de la guerre de Sécession, mort peu avant sa naissance, mais pendant toute son enfance, elle a entendu des récits d’anciens combattants sous uniforme gris. Et elle racontait toujours comment son aïeule avait sauvé la propriété familiale de la destruction. Aussi Autant en emporte le vent est-il un véritable roman historique qui détaille, vu de l’arrière, les grandes phases du conflit, le premier dans l’histoire à engager autant de matériel militaire à une échelle industrielle.
Lorsque s’ouvre le tome 2, on est dans cette période appelée la Reconstruction, Scarlett s’apprête à rejoindre Atlanta et ses futures affaires dans le bois scié. La ville, qui avait été incendiée, est en pleine effervescence, on bâtit à tour de bras, la population connaît de nouveaux brassages avec les aventuriers venus du Nord, le personnel administratif envoyé par les vainqueurs, les Noirs libérés. Les propos tenus sur l’affranchissement sont une nouvelle variante d’un racisme indélébile. Les esclaves libérés sont décrits comme oisifs, arrogants, ou dévorés par le regret d’avoir quitté leurs maîtres. Le Ku Klux Klan commet ses premiers agissements meurtriers.
Passent les amours, reste Tara, le lien avec la terre de Géorgie domine le livre et alimente les passages les plus beaux. Scarlett peut alors se rappeler ce que lui avait dit son père alors qu’elle était cafardeuse à la perspective du mariage d’Ashley : "- La terre est la seule chose au monde qui représente quelque chose, hurla-t-il, en faisant de larges gestes d’indignation de ses bras courts et épais, car c’est la seule chose en ce monde qui dure, et je vous conseille de ne pas l’oublier ! C’est la seule chose qui vaille la peine que l’on travaille pour elle, qui vaille la peine que l’on se batte pour elle - et qui vaille la peine que l’on meure pour elle."
Bruits de la plantation
Les descriptions des paysages géorgiens, notamment au crépuscule, qui font ressentir la paix de la vie d’avant, sont un contrepoint aux scènes urbaines marquées par la guerre. Les pires moments sont ceux d’Atlanta lorsque Scarlett soigne des blessés ou parcourt une place couverte de gisants en quête d’un médecin pour aider Mélanie à accoucher. Mais Scarlett, contrairement à Ashley, ne cultive pas la nostalgie. Elle se rappelle les doux bruits dans la plantation, les cris des enfants noirs, le froissement de la robe de soie de sa mère mais elle a acté la fin de ce vieux Sud. La phrase finale du livre, "Après tout, demain est un autre jour", résume parfaitement sa position. Quand quelque chose lui déplaît, elle se répète qu’elle y pensera plus tard. Et sa façon de couper court aux discussions avec son célèbre "taratata" va dans le même sens.
Les éditions Gallmeister ont confié la retraduction d’ Autant en emporte le vent à Josette Chicheportiche, traductrice, mais également auteure de livres pour la jeunesse et d’un roman (1) inspiré par l’histoire de son père, soldat français, et de sa mère, une Eurasienne, prisonniers du Viet-Minh dans la jungle vietnamienne. Rencontre à Paris.
Comment avez-vous réagi quand on vous a proposé cette retraduction ?
Je me suis dit pourquoi pas. J’avais déjà retraduit des textes classiques, Les Hauts de Hurlevent, Tess d’Uberville, Dracula. Bien sûr, au début, j’allais regarder ce qu’avaient fait les confrères, et puis j’ai laissé tomber, je n’allais pas passer mon temps à traduire puis à comparer, surtout que pour Autant en emporte le vent, je n’étais pas du tout d’accord avec la façon de traduire de Pierre-François Caillé [auteur de la première traduction, en 1939, NdlR]. Même s’il n’a pas changé l’ambiance du livre ni dénaturé le texte.
Pas d’accord sur quoi ?
Il y avait des envolées lyriques qui passaient très bien, mais ce n’était pas très fidèle au texte. Aujourd’hui, on l’est beaucoup plus. Un exemple frappant : ce moment où Scarlett est folle de rage, elle est de retour à Tara, tout a été dévasté par les Yankees, et le majordome, un esclave, ne veut pas aller chercher une truie, cachée dans les marais. L’auteure écrit: "a small fiend with a pair of hot tweezers plucked behind Scarlett’s eyeballs" et j’ai traduit : "un petit diable avec une paire de tenailles rougies au feu pinça les yeux de Scarlett" et Caillé : "Les yeux de Scarlett étincelèrent." C’est dommage parce qu’on perd cette image incroyable, qui n’est pas une expression connue.
Combien de temps avez-vous consacré à cette traduction ?
Presque un an. En même temps, je faisais des recherches sur les uniformes, les vêtements des femmes, et je lisais les Rougon-Macquart qui se passent quasiment à la même époque. J’ai pu m’inspirer de ce que Zola décrit. Par exemple Scarlett porte "a bonnet" . Si je mettais "bonnet" en français, on pensait à bonnet de ski, ça n’allait pas. Et dans Zola, j’ai trouvé capote, c’est vraiment le nom de ces chapeaux attachés avec un ruban. J’ai aussi cherché des éléments sur la guerre et lu un petit Jules Verne, Les Forceurs de blocus, qui m’a beaucoup aidé.
Ce n’est pas facile de traduire les passages racistes…
J’avais les doigts qui brûlaient, j’écrivais "horreur !" dans les marges de mon livre. Mais mon travail, c’est de traduire, donc j’ai traduit. C’est un roman historique, et à cette époque, le Sud était raciste, ça ne sert à rien de se voiler la face, la Géorgie était raciste, les Sudistes étaient racistes. Certains Nordistes aussi, parce que ce n’était pas juste pour libérer les esclaves qu’ils ont fait la guerre au Sud, c’était aussi pour des intérêts économiques. À Memphis dans le Tennessee, où l’on programmait au cinéma régulièrement Autant en emporte le vent, la projection a été suspendue en 2017 après des protestations. Je ne suis pas d’accord, on doit pouvoir voir la réalité historique pour mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui.
(1) "Six Ans et deux cents jours" (Lattès, 2019).
Margaret Mitchel, Autant en emporte le vent, traduit de l’anglais (États-Unis) par Josette Chicheportiche. Gallmeister "Totem", deux tomes, 720 pp. et 13 € chacun (ebooks : 11,99 € chacun).
Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre-François Caillé. Nouvelle édition augmentée d’extraits inédits de la correspondance entre l’auteure et le premier traducteur. Deux volumes, 784 pp. et 832 pp., 13 € chacun (ebooks : 11,99 € chacun).