Anne Ramaekers: "Être le représentant d’une maison d’édition et d’auteurs, c’est trouver les mots justes"
Cet été, chaque lundi, La Libre lève un coin du voile sur celles et ceux qui oeuvrent à la culture loin des projecteurs. Aujourd'hui, Anne Ramaekers, représentante d'Actes Sud chez les libraires.
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Publié le 24-08-2020 à 13h55 - Mis à jour le 24-08-2020 à 15h28
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Elle a gardé les figurines de l’Indien et du cow-boy qui lui ont donné la force d’y arriver. Ce jour-là, Anne Ramaekers est tétanisée. Parce qu’elle a partagé rapidement son enthousiasme et son admiration après avoir lu Confiteor de Jaume Cabré, on lui a demandé de présenter le livre à l’équipe Actes Sud en vue de la rentrée littéraire. Habituellement, ce sont les éditeurs qui défendent leurs titres. Oui, ce texte est un chef-d’œuvre. Oui, elle se doit de le défendre. Mais la représentante auprès des libraires, peu habituée de l’exercice, le craint. Comment y arriver sans flancher, alors que son corps subit déjà les ravages du stress ? Il lui faut de l’aide. Alors, elle a une idée : acheter dans un magasin de jouets deux figurines, comme celles que le personnage de Jaume Cabré chérit tant. Le jour J, avant de se lancer, elle les place auprès d’elle, puis annonce : "Je vous présente mes assistants". Éclats de rire de Bertrand Py, directeur éditorial, "une des âmes de la maison". Le verrou de l’angoisse a sauté.
Dix minutes sur un coin de chaise
Son flot volubile et passionné ne le laisse pas paraître, mais Anne Ramaekers se dit timide. "Mon métier m’a poussée à évoluer", concède-t-elle. La Bruxelloise a multiplié les diplômes : histoire de l’art et archéologie, agrégation, langues orientales et gestion culturelle. "Tout en continuant à étudier le latin, ajoute-t-elle. Le meilleur moyen de former l’esprit et la curiosité." Elle se souvient avec bonheur de sa première immersion dans le monde professionnel : un stage au service culturel du Crédit Communal. "On l’a oublié, mais il fut une époque où cette banque favorisait le bouillonnement culturel, en finançant notamment de petites expositions locales. J’en ai monté une, de A à Z, à Saint-Hubert. Ce fut une expérience géniale."
Elle travaille ensuite dans une galerie d’art, mais l’aventure tourne court : certaines pratiques la révoltent. La seule sans formation commerciale à postuler, c’est pourtant elle qui obtient le job : elle devient ensuite acheteuse en papeterie chez Club. Avant qu’un diffuseur d’éditeurs, Nouvelle Diffusion, l’engage. Une expérience particulièrement formatrice au métier de représentant, se souvient-elle. Elle y œuvre jusqu’au jour où Actes Sud, qui n’avait alors pas de relais en Belgique, décide d’engager une représentante auprès des libraires. Pour trouver la personne idéale, le recruteur d’Actes Sud demande l’avis de libraires belges. Qui lui transmettent son nom. "Je me souviens de l’entretien d’embauche : dix minutes sur un coin de chaise, et c’était fait !" La voilà lancée. De sa première rentrée littéraire, elle garde en mémoire Dans la guerre d’Alice Ferney. C’était en 2003.
Une sorte d’écrin
Les livres, elle les dévore depuis l’âge de six ans. "Mes parents étaient de bons lecteurs, on allait souvent à la bibliothèque. Au moment du confinement, j’ai pensé que cela aurait été difficile pour nous d’être privés de bibliothèque." Aujourd’hui, celle qui n’a jamais eu la télé avoue lire très rapidement. En format numérique quand c’est professionnel ("la liseuse est un outil de travail"), en volume pour ses lectures personnelles. "Le livre est une sorte d’écrin qui contient le trésor du texte. J’apprécie beaucoup les livres d’art de qualité. Je me souviens notamment de la collection L’univers des formes de Gallimard : les nuances de noir et de blanc rendaient les profondeurs et les perspectives de manière exceptionnelle . Pour ce qui est de la littérature, la seule chose qui me rebute est ce qui est mal écrit."
Au fil du temps, elle a noué de précieuses complicités avec des éditeurs mais aussi, notamment, avec Laurent Gaudé - "il se passe toujours quelque chose en sa compagnie". Et engrangé de précieux souvenirs, comme ce déjeuner en tête à tête avec Jaume Cabré, qui s’est révélé d’une confondante humilité.
Complicité à tous les niveaux
Anne Ramaekers l’avoue sans forfanterie : Actes Sud n’est pas une maison comme les autres. Au-delà de la qualité des éditeurs, du catalogue et des équipes, elle loue la liberté dont elle jouit. "Quand on chemine avec les livres, on devient libre. Tous les grands lecteurs sont libres et sans œillères. Les livres ouvrent des univers, forgent l’esprit, le sens critique et la compréhension du monde. Actes Sud permet cela, je ne pourrais pas travailler ailleurs. De plus, on a la chance de pouvoir y parler librement aux éditeurs comme aux auteurs." Et de reprendre les propos de Marie-Catherine Vacher, "la plus merveilleuse des éditrices", selon laquelle ce sont les origines belges de la maison arlésienne qui permettraient cette liberté, "dont Hubert et Françoise Nyssen ont toujours été les garants".
Si elle a des objectifs chiffrés, ce qui compte surtout pour elle c’est "l’équilibre des choses entre intervenants, avec une complicité à tous les niveaux : là est la clé qui mène à l’incitation à la lecture et aux bons résultats. Les représentants font partie du premier cercle auquel les auteurs transmettent leur travail : pour eux, c’est un moment important, souvent délicat. Ensuite, quand tout le monde y croit, c’est à nous de jouer : les convictions passent aussi par les représentants".
Elle défend sa liberté, qui transparaît dans nos échanges. On se doit d’y ajouter son intégrité. Et c’est tellement plus qu’une rime facile.

Représentant en librairie ou l’art d’établir des ponts
Mardi 18 août, à la librairie Point Virgule, à Namur. Anne Ramaekers a rendez-vous avec Régis Delcourt pour établir avec lui sa prochaine commande de nouveautés. Il s’agit déjà des titres à paraître en octobre et en novembre. Le document que la représentante lui a envoyé est une mine d’informations. Anne Ramaekers se veut ultra complète : aux quelques lignes de présentation fournies par Actes Sud, elle ajoute son commentaire personnel et une appréciation. Ainsi, cet extrait choisi concernant le nouveau roman de Mathias Enard, attendu le 7 octobre : "Un roman prodige et foisonnant, inattendu, prodigieux et généreux, drôle, gourmand, touchant, le retour de Mathias Enard est une réussite de bout en bout, un véritable régal." Fruit d’un minutieux travail, ces notes offrent de précieuses indications. "Le fait d’avoir lu les ouvrages permet de les défendre avec mon cœur et mes tripes", explique-t-elle. "Mes programmes sont hyper travaillés : tout est digéré, documenté. Car lorsque je les prépare, j’établis sans cesse des ponts : qui est l’auteur ? D’où vient-il ? Quelles sont ses influences ?" Parce qu’elle connaît bien les spécificités de chacune de la soixantaine de librairies qu’elle côtoie, elle va jusqu’à leur proposer des programmes personnalisés.
Avec Régis Delcourt, tout semble évident : le libraire a consacré du temps au programme, il connaît ses clients et ses choix sont assurés. Anne Ramaekers apporte çà et là quelques précisions ou éléments de contexte, attire son attention sur le potentiel de certains titres (notamment en vue, déjà, des cadeaux de fêtes de fin d’année), nuance et conseille. "Être le représentant d’une maison d’édition et d’auteurs, c’est trouver les mots justes", reconnaît-elle. Au fil du temps, une relation de confiance s’est instaurée. Ce qu’elle suggère comme adaptation en quantités est le plus souvent écouté. "Il s’agit d’être le plus juste possible dans les mises en place, pour éviter les retours. Car ils ont un coût considérable, sur le plan logistique et en temps de travail. Et ce, à tous les niveaux : à l’aller comme au retour ! Pousser à la commande, c’est risquer des retours, ce qu’il faut éviter autant que faire se peut. J’essaie donc toujours de formuler des propositions de quantité en fonction de ce que je connais de la librairie." Ce qui n’empêche pas les échanges de déborder du cadre strictement professionnel.
Opérations spéciales
Mathias Enard, Laurent Gaudé, Patrick deWitt, Cees Nooteboom, A.M. Homes… Des beaux livres et des bandes dessinées. Des titres du secteur jeunesse et des essais. Il y a de belles promesses, qui concernent aussi d’autres éditeurs adossés à Actes Sud, comme Rivages (avec notamment Vivian Gornick), Payot, Textuel, Hélium, Cambourakis, Thierry Magnier, le Rouergue, Les Liens qui Libèrent… Au total, ce sont quelque 230 titres qui ainsi sont passés en revue.
Ces rencontres sont aussi l’occasion de proposer au libraire des opérations spéciales. Il s’agit pour ce dernier de mettre en valeur une collection en particulier - ce sera prochainement le cas pour Un endroit où aller, mais aussi Photo Poche et les écrivains américains de la collection de poche Babel. À cet effet, sont alors fournis un présentoir, du matériel de mise en valeur, parfois des bonus à offrir aux clients à l’achat de plusieurs titres, le tout bénéficiant d’une remise en fonction du volume commandé.
Et parce qu’elle tient à accompagner les libraires au-delà des rendez-vous bimestriels qui les réunissent, Anne Ramaekers va encore plus loin : elle leur envoie régulièrement ses coups de cœur, partage des mots de libraire et certains articles parus dans la presse. Pour que les liens patiemment tissés continuent de s’épanouir.