Des histoires pour étirer le fil de la vie
Jón Kalman Stefánsson est un immense écrivain. Un roman paru en 2005 en est la nouvelle preuve.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/aebe8766-11c0-4532-8620-bf668e6358ce.png)
Publié le 26-08-2020 à 16h07 - Mis à jour le 26-08-2020 à 17h13
:focal(2495x1673.5:2505x1663.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/XT5LG5M5HZF7FFIHLBLI7LP5YY.jpg)
On se doit de le répéter une nouvelle fois tant Lumière d’été, puis vient la nuit en est encore la preuve : l’œuvre de Jón Kalman Stefánsson (Reykjavik, 1963) est stupéfiante de beauté, de maîtrise et de poésie. Après l’éblouissant diptyque composé par D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds et À la mesure de l’univers, qui a été suivi par Ásta, délicat, ample et intense portrait de femme (mais pas seulement), il revient en traduction française avec un roman paru en islandais 2005.

"Venez donc vous ressourcer dans un lieu où il n’arrive jamais rien, où rien ne bouge en dehors de la mer, des nuages et de quelques chats domestiques." Ainsi pourrait être formulée une publicité vantant les qualités du lieu : un petit village islandais des fjords de l’ouest sans église ni cimetière. Ce qui pousse ses 400 âmes (auxquelles il faut en ajouter quelque 500 dans les campagnes environnantes) à bien choisir les circonstances de leur mort. La vie d’une quinzaine de ces habitants s’étale sous nos yeux, une vie soumise à la rigueur du climat, à l’éloignement, à la solitude. Ils travaillent à la Poste, dans leur ferme ou à l’Atelier de tricot, et n’ont d’autre ambition que de bien faire.
Vie et mort
Ce quotidien qui semble sans histoires en regorge pourtant. Car apprendre le latin peut tout bouleverser en offrant un regard neuf. Se laisser aveugler par son désir n’est pas sans conséquence. Constater d’étranges phénomènes peut effrayer la raison. Approcher trop ses rêves peut ôter énergie et courage. Quant aux fantômes, faut-il y croire ? L’observateur/conteur qui témoigne l’avoue : il accumule ces histoires pour étirer le fil de la vie, à la manière de Shéhérazade - "tout ce que nous entreprenons est d’une manière ou d’une autre une lutte contre la mort". La mort et la vie sont d’ailleurs omniprésentes dans Lumière d’été, puis vient la nuit - manière de signifier que tout a une fin. Quand la question centrale du roman n’est pas des moindres : qu’est-ce que la vie ?, interroge Jón Kalman Stefánsson avec franchise. C’est la courbe de l’aile d’un oiseau, la respiration profonde d’une femme, le verre partagé. C’est tout ignorer des choses et de ceux qui vivent avec nous. C’est un magma de doutes, d’incertitudes, de hasards. Ce sont les petits riens qui nous tiennent éloignés de la furie du monde. Et plus encore.
"La vie semble parfois d’autant plus vaste que le lieu qui l’abrite est petit." En plongeant sa plume au plus près des âmes, en déployant la riche poésie de son regard et en y mêlant un brin de douce espièglerie, Jón Kalman Stefánsson nous aura transportés ailleurs pour mieux bousculer notre ici. En nous bouleversant comme peu d’écrivains y parviennent.
- Jón Kalman Stefánsson | Lumière d’été, puis vient la nuit | roman | traduit de l’islandais par Éric Boury | Grasset | 316 pp., env. 22,50 €, version numérique 15,99 €
EXTRAIT
"Il vendit sa terre, il vendit chaque brin de paille, il vendit chaque touffe d'herbe, il vendit la colline derrière la maison, il vendit toutes ses cachettes, tous les lieux secrets de son enfance et la vue sur le fjord immense parsemé d'îles et d'écueils, il vendit ses bêtes, ses machines et ses bâtiments, puis la famille s'en alla. Comment s'y prend-on pour faire ses adieux à une montagne, comment se défaire des touffes d'herbe, des brins de paille et des petits cailloux devant la maison ?"