Lola Lafon et le corps soumis au désir de l’autre
Lola Lafon raconte tout en nuances la vie de Cléo qui rêvait d’être danseuse et tomba dans un réseau pédophile.
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Publié le 27-08-2020 à 08h37 - Mis à jour le 02-10-2020 à 16h22
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Avec Chavirer, Lola Lafon poursuit l’analyse du corps des femmes, des fillettes, soumis au désir de l’autre. C’était déjà le cas de Nadia Comaneci, la gymnase dont l’histoire était racontée dans La petite communiste qui ne souriait jamais (2014). On y voyait comment le corps de la star des JO de Montréal avait été accaparé par ses entraineurs, l’Etat roumain et les médias. Elle posait déjà les questions qui sont celles de Chavirer : le rapport au corps, à qui appartient le corps des filles, la complexité du désir et du consentement.
L’histoire de Cléo est cette fois de la pure fiction mais renvoie bien sûr à tous ces drames mis au jour ces dernières années, à tous ces silences coupables de la société qui longtemps n’a rien fait contre cette prédation.
Cléo grandit dans les années 80, près de Paris, dans une famille de la classe moyenne et rêve de devenir danseuse comme celles qu’elle voit à la télé chez Michel Drucker, dans Champs Elysées. Cathy, une dame élégante, riche et douce l’aborde à la fin d'un cours à son école de danse et la complimente pour son talent, lui proposant de l’aider à obtenir une bourse de la Fondation Galatée (nom inventé) qui lui permettrait de continuer à étudier à New York. Le rêve.
30 ans de vie
Cathy embobine Cléo et ses parents mais le piège se referme quand elle doit soi-disant passer un midi devant un jury d’hommes. Cathy lui explique qu’elle devra s’y montrer courageuse si elle veut avoir la bourse. En réalité, un groupe de riches pédophiles qui consomment des petites filles avec leur déjeuner.
Violée, murée dans le silence de ses rêves brisés, elle n’aura pas cette bourse mais Cathy la convainc de recruter à son tour des filles de son école pour la Fondation. De victime elle devient aussi coupable.
Le scandale mettra 30 ans à éclater quand la police retrouve un fichier de photos liées à Galatée et lance un appel à témoins.
Le roman évite tout sensationnalisme pour raconter ces 30 ans de la vie de Cléo, tout en nuances, avec une construction fragmentée (comme la vie), qui demande un certain effort de reconstruction au lecteur, où on voit Cléo avec des moments de répit, de réflexion, d’amours, devenue danseuse populaire à la télé et puis dans des revues parisiennes. Toujours, derrière les faux cils et le maquillage, reste la blessure.
On croise Betty la jeune danseuse qu’elle a « fourni » au réseau, Yonasz son camarade de lycée, son père avec qui elle partage des réflexions sur le thème du pardon.
Lola Lafon montre comment cette prédation est aussi un crime de classe sociale. Ce sont des « riches » qui ont la perversité de faire miroiter un destin de paillettes comme les officiels roumains faisaient miroiter ce destin à Nadia Comaneci.
Maupassant
L’écrivaine explique comment l’a inspirée la lecture d’Une vie de Maupassant qui raconte la vie d’une femme ordinaire. « Je voulais décrire une vie relativement banale et observer les dégâts silencieux que cause cette mise en concurrence des filles par la Fondation Galatée. A une époque où on privilégie l’histoire des gens qui réussissent, la littérature permet de passer au contraire du temps auprès d’histoires banales. »
Chavirer étudie le consentement, ce qui nous arrive « à notre corps défendant », les silences, les lâchetés, les non-dits, les manipulations de ceux qui savaient, qui sont inscrits dans le corps même de Cléo et sont d’autres formes de violence.
Lola Lafon veut mettre des mots sur ces 30 ans avec leur cortège de honte et de culpabilité. Il n’y a pas de « monstres » dans le roman (même si, bien sûr, les pédophiles qu’on ne croise qu’un instant, sont des criminels) mais bien un chapelet d’histoires singulières qui sonnent juste.
Elle cite Derrida qui écrivait: « Le pardon, s’il y en a, ne doit et ne peut pardonner que l’impardonnable, l’inexpiable, et donc faire l’impossible ». Pour qu’il y ait pardon, à commencer par celui que Cléo peut se donner à elle-même, il faut le demander.
Un livre féministe, mais aussi un vrai roman qui n’est nullement un manifeste. « Je ne suis pas une juge, j’ai de l’empathie pour mes personnages ». On y retrouve son goût pour la musicalité des mots et un hommage appuyé à la beauté et l’immédiateté des danses et chansons populaires (Goldman, Mylène Farmer, Etienne Daho, …). Lola Lafon questionne cette hiérarchie des goûts qui est aussi un marqueur social et d’exclusion. Cléo est celle qui a perpétuellement « mauvais goût ».
>>> Chavirer, Roman, Lola Lafon, Actes Sud, 345 pp., Prix: env. 20,50 €, version numérique 12,99 €