Pour un dialogue avec le Japon
Bernard Stevens analyse l’intérêt de Heidegger pour ses philosophes et l’ouverture de l’Occident à l’art nippon.
Publié le 28-08-2020 à 09h54 - Mis à jour le 28-08-2020 à 09h57
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Ancien directeur de programme au Collège international de philosophie, chercheur à l’Université de Louvain-la-Neuve, Bernard Stevens publie un ouvrage doctement intitulé Heidegger et l’Ecole de Kyôto. Écrivant sans jargon, il y éclaire remarquablement le dialogue entre l’Europe et l’Asie qu’il appelle de ses vœux. Ce dialogue hante Stevens depuis son enfance en Orient (son père était diplomate), si bien que lorsqu’il entreprit l’étude de la philosophie, son but était de trouver le "site conceptuel" pour un dialogue entre la philosophie occidentale et les pensées asiatiques. Il ne comprenait pas, en effet, qu’à une époque aussi multiculturelle et internationalisée que la nôtre, la réflexion philosophique en Occident puisse rester ethnocentrique. Avec ce résultat : que les philosophes occidentaux du XXIe siècle sont plus proches de la pensée grecque d’il y a 2500 ans (Platon, Aristote, etc.) que de celle de leurs contemporains au pays du Soleil levant !
Le pays de la "jointure"
Des grands pays d’Asie, en effet, le Japon lui est progressivement apparu, plus qu’aucun autre, le pays de la "jointure" entre l’Orient et l’Occident, entre les cultures asiatiques, véhiculées essentiellement par le bouddhisme, et, depuis Meiji (1868), la civilisation occidentale. Or, le bouddhisme, estime Stevens, est la tradition de pensée la plus susceptible d’être mise en parallèle avec la tradition occidentale, du fait du type de spéculation que l’on y trouve et du fait de sa visée d’universalité qui ne se limite pas à une appartenance culturelle particulière.
En Occident, le rejet de la pensée orientale et du bouddhisme découle d’une vision eurocentrée de l’Histoire définie comme celle du progrès de la conscience de la liberté, progrès qui se serait déployé en Occident de manière exclusive. Or, voilà que le philosophe Martin Heidegger (1889-1976) s’est de plus en plus intéressé à la pensée orientale vers la fin de sa vie. Avec des interlocuteurs japonais venus le rencontrer en Allemagne, l’entretien se transforma même en véritable dialogue. En témoigne notamment le récit que le professeur Tezuka (1903- 1983) a laissé de sa visite au penseur de L’Être et le Temps en mars 1954, récit que Stevens a traduit avec un collègue nippon et qu’il publie en fin de volume.
Une opération de la cataracte
Sans entrer plus avant dans le contenu proprement philosophique des études que le philosophe belge consacre à trois philosophes japonais contemporains, venons-en à la superbe réflexion qu’il consacre à un autre volet des relations entre le Japon et l’Occident : l’ouverture de la peinture occidentale aux arts orientaux à partir de 1870. Celle-ci débuta par l’influence des estampes japonaises sur Edouard Manet et les "impressionnistes". Elle se poursuivit par le rôle déterminant que l’art africain joua dans le cubisme. Elle s’épanouit dans l’art abstrait sous l’influence de la calligraphie et de la peinture de paysage asiatiques. À l’inverse, on ignore trop l’influence que les impressionnistes et en particulier Van Gogh ont exercé sur la sensibilité artistique japonaise.
Dans son enquête sur l’ouverture de l’Occident aux expressions artistiques extra-occidentales, Bernard Stevens remonte au grand ouvrage Abstraction und Einfuhling (1907) de Wilhelm Worringer, dont l’envergure lui paraît égaler celle de Naissance de la tragédie de Nietzsche. Il questionne ensuite divers auteurs parmi lesquels Jacques Taminiaux, Henri Van Lier et André Malraux, pour remonter ensuite à Kant et Hegel. Et conclure avec Heidegger, selon qui le plaisir esthétique est/doit être libre de tout intérêt de satisfaction sensuelle ou "inclinatoire", de finalité morale ou utilitaire - afin que l’œuvre d’art puisse s’épanouir dans "sa choséité et sa beauté". Outre son volet philosophique, l’ouvrage se recommande donc aussi à qui veut approfondir la conversion du regard que l’Occident a opérée suite à sa découverte des arts orientaux et primitifs - conversion que Malraux a comparée à une "opération de la cataracte" !
Heidegger et l’école de Kyôto. Soleil levant sur forêt noire Essai De Bernard Stevens, Ed. du Cerf, 360 pp. Prix env. 25 €
