Un parfum de vécu et de "Térébenthine"
Carole Fives trempe sa plume incisive dans l’huile du mépris. Peinture parodique de l’art contemporain.
Publié le 28-08-2020 à 09h59 - Mis à jour le 10-09-2020 à 18h07
Une entame interpellante, qui intrigue et se relira volontiers en fin de parcours, ouvre le nouveau et huitième roman de la jeune et prolifique Carole Fives . Cette fois, l’autrice de Tenir jusqu’à l’aube trempe sa plume dans l’huile et l’acrylique du mépris. Dans les souvenirs aussi, puisque l’on croit déceler un récit aux accents autobiographiques dans Térébenthine, surnom donné à ce trio d’étudiants aux Beaux-Arts, trois jeunes qui croient encore aux vertus de la peinture, alors qu’elle ne serait plus de mise dans les écoles depuis le début des années 2000. Seule compte la performance, semble ironiser la narratrice qui, par le tutoiement, s’adresse à elle-même.
Trois amis, "Luc, Lucie et toi", se retrouvent dans les sous-sols de l’Institution, rare endroit où il est encore permis de peindre, des boxes sombres et humides que les protagonistes rejoignent tels des clandestins. Là, à l’abri des regards et du dédain, ils expérimentent la remise en question, les dérives du snobisme, l’aigreur de certains professeurs… Et lorsque Lucie ose prendre la parole au cours, une voix s’élève du fond de l’amphithéâtre pour intimer de la fermer aux Térébenthine, un surnom qui les suivra jusqu’à la fin de leurs études, alors qu’ils ont à peine les moyens de se payer du white-spirit pour diluer leurs pinceaux.
Maîtrise du sujet
Autonome - le professeur de peinture, tombé en dépression n’a pas été remplacé - et en recherche constante, Luc, vingt ans, blond, frêle et à la barbe courte, déploie l’huile sur des bâches immenses, à la manière des expressionnistes abstraits, les Pollock et les Rauschenberg, les Barnett Newman et les Rothko. Lucie, petite blonde en bleu de travail, pratique, elle, le détournement d’images et révèle le côté pornographique du capitalisme. Elle se fournit en jute à Bruxelles car il y est nettement moins cher et parce qu’elle adore la Belgique qui compte bien plus de collectionneurs que la France. "C’est dans leur culture. En Belgique, le boucher qui réussit, il investit dans une toile d’Alechinsky !" déclare-t-elle.
Dans ce roman qui pourrait, à certains égards, ressembler à un cours magistral d’histoire de l’art contemporain, tant l’autrice maîtrise son sujet, on croise aussi une des prêtresses du genre, Marina Abramovic, ou encore toutes ces femmes artistes, de Louise Bourgeois à Diane Arbus, de Chantal Akerman à Agnès Varda, de Dora Maar à Niki de Saint Phalle, éternelles oubliées du programme, qui, pourtant, ont contribué à révolutionner l’art.
Sur le fil entre la réalité et la fiction, la sincérité et la nécessité pour l’art de (se) questionner, Térébenthine colorera, lui aussi, la rentrée littéraire.
Parodie intelligente et féministe du milieu artistique et de ses diktats, d’une tonalité en pleine adéquation avec le sujet, le roman de Carole Fives laisserait peut-être aussi froid que le conceptuel s’il ne prêtait voix à tous les candidats artistes, peintres mais aussi musiciens, réalisateurs, écrivains. Si, surtout, il ne livrait pas une réelle histoire d’amitié et de tragédie humaine, saupoudrée d’un parfum de vécu, plus entêtant et tellement plus émouvant que celui de la résine.
Térébenthine Roman De Carole Fives, Gallimard, 173 pp. Prix env.16,50 €, format numérique, 14,21 €
