"Yoga" : L’admirable leçon de vie d’Emmanuel Carrère
L’écrivain raconte dans « Yoga » sa pratique de la méditation mais aussi sa terrible dépression. Son plus beau livre.
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Publié le 28-08-2020 à 08h19 - Mis à jour le 10-09-2020 à 18h07
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Le nouveau livre d’Emmanuel Carrère est bouleversant. Il y décrit la profonde dépression dans laquelle il a plongé jusqu’en hôpital psychiatrique et jusqu’à subir des électrochocs. Mais à travers cet épisode si intime qui nous sidère, il parle aussi de la tendresse, de l’amour qu’on cherche, des choses de la vie.
Un récit qui n’a rien de narcissique car il est écrit au plus juste de l’existence et parle de ce qui lui arrive, mais pourrait nous arriver à tous et qu’on peine à mettre en mots. Car ses mots sont ceux qui se pressent parfois en nous, scellés par tant de conventions et de cécité. Comme la grande romancière Joan Didion l’avait fait en racontant son impossible deuil dans L’année de la pensée magique.
Comme Philippe Lançon l’avait fait dans Le Lambeau, racontant sa lente reconstruction après sa grave blessure au visage lors de l'attentat de Charlie Hebdo
Ces tranches de vie sont aussi, et avant tout, des oeuvres littéraires, à l’écriture admirable qui donne à leurs propos une porté universelle.
Yoga a une construction curieuse qui reflète la vie d’Emmanuel Carrère depuis son précédent livre Le Royaume paru en 2014.
Apparement en panne d’écriture, il imaginait un récit sur sa pratique assidue du yoga et ses stages chez les pratiquants radicaux du Vipassana. Il espérait ainsi chasser ses vritti, ces pensées intempestives qui ne cessent de s’agiter dans sa tête.
Le loup me mange
Tout le début est un récit personnel, drôle, ironique et chaleureux à l’égard du yoga, de la méditation et du tai-chi. On y retrouve la langue si belle d’Emmanuel Carrère, car si juste, si fluide.
Il n’est pas pratiquant béat. Il constate que les meilleurs fidèles de la philosophie orientale sont souvent ceux qui ont la plus faible empathie pour les autres.
Le yoga n’a pas suffi à chasser sa mélancolie. Diagnostiqué bipolaire de type 2, il sombre dans une effrayante dépression peuplée d’images obsédantes: « Malgré tous mes efforts, je ne voulais pas voir qu’elles étaient déjà là, en embuscade, la dépression et la folie. »
Il se rappelle Michaux qui disait: « Rends-toi mon coeur, nous avons assez lutté,. Et que ma vie s’arrête. On n’a pas été des lâches. On a fait ce qu’on a pu. » « A 60 ans, écrit-il, j’ai encore peur que moi aussi le loup me mange et que je je ne retrouve jamais la chaleur de l’enclos. »
Son récit de sa descente au fond de sa dépression est terrifiant et si humain, sans fards. Il se fixe comme objectif que la « littérature est « le lieu où on ne ment pas ».
Action humanitaire
La troisième partie du livre évoque la possibilité d’une rémission. Dans son magnifique livre D’autres vies que la mienne (2009), il disait déjà son besoin pour aider à vivre de se rapprocher d’"une solidarité inconditionnelle avec ce que la condition d’homme comporte d’insondable détresse ». Les autres nous font vivre.
Dans Yoga, il choisit comme thérapie possible, l’engagement humanitaire, en partant dans l’île de Leros aider les jeunes réfugiés à connaître le français. Il y vit comme un ermite, mais cette fois, relié à la vie. « Rapporté à l’arrachement qu’ont vécu ou que vivent ces garçons de seize ou dix-sept ans, un type qui a tout, absolument tout pour être heureux et se débrouille pour saccager ce bonheur et celui des siens, c’est une obscénité que je me vois mal leur demander de comprendre. » « Comment comprendre qu’après trente ans à me raconter ma vie comme une sortie hors de la confusion et comme la construction patiente d’un état de quiétude et d’émerveillement, alors qu’on avait une maison, une famille, tout pour être sage et heureux, on se retrouve couché en chien de fusil, seul dans un lit d’à peine une place, dans la maison vide d’une femme seule et perdue, partie sans laisser d’adresse. »
Il conclut qu’on « continue à ne pas mourir tant qu’on peut ». La preuve par ce livre si nécessaire car il donne des mots à nos vies. On y croise par la magie de son écriture, des personnages splendides magnifiés par la sensibilité d’Emmanuel Carrère, celle qui l’a rendu si dépressif, celle aussi qui en fait un si bel écrivain.
**** Yoga, Récit, De Emmanuel Carrère, P.O.L., 393 pp., Prix: env. 22 €, version numérique 14,99 €