"Il ne faut pas que le travail se retourne contre nous… Sinon on oublie le sens qu’une vie peut avoir"
Les philosophes s’attaquent au bonheur collectif. Et on vous le raconte en bulles. C’est "Philocomix 2".
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/7fa700b2-2aff-43a7-adff-285a7df2c98b.jpg)
Publié le 31-08-2020 à 13h43 - Mis à jour le 31-08-2020 à 14h49
:focal(1071x1497.5:1081x1487.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/2VKHQC2KQ5ATJCDIWMYXL6YX2A.jpg)
La fine équipe qui se cache derrière Philocomix 2, on la connaît déjà. On l’avait invitée, lors de la sortie du tome 1, à une conférence de La Libre, où les auteurs racontaient aux lecteurs invités comment penseurs et philosophes décrivent que la connaissance mène au bonheur.
Le trio - Jean-Philippe Thivet, Jérôme Vermer et Anne-Lise Combeaud - commet un second tome, avec une ambition supplémentaire. Et si, pour être heureux, il fallait, en fait, être ensemble ? Avec Jérôme Vermer, on a donné la parole à trois têtes pensantes du bouquin. Selon Baruch Spinoza, Hannah Arendt et Jean-Paul Sartre, le bonheur est d’abord l’histoire du collectif.
Breaking News, donc : difficile d’être content seul ! Mais comment marche le bonheur ensemble - une idée plus qu’à cogiter, en ce moment.
Avec Spinoza, être heureux passe par la construction de la liberté
Vous nous dites que Spinoza (Pays-Bas, 1632-1677) relie le bonheur à la question de la liberté, une liberté dont nous pouvons nous faire acteur, dit-il. Mais, c’est du boulot ce que nous propose Spinoza !
La liberté, c’est un thème qu’on a tous en tête, mais il ne faudrait pas la résumer à : "Je fais ce que je veux." Spinoza vit dans les Pays-Bas du XVIIe siècle, une terre d’émancipation où la liberté d’expression est développée. Et puis il y a la liberté économique des Pays-Bas de l’époque (les Provinces Unies, NdlR). Mais Spinoza pense que le mot "liberté", c’est plus que cela : la liberté engage une forme de responsabilité. Ce n’est pas juste se donner les moyens d’arriver à des objectifs personnels.
La liberté, c’est prendre la responsabilité de participer à la collectivité à laquelle on appartient. Nourrir le bien commun dans ce qu’il a de plus pertinent et rationnel. Et la liberté n’est exercée que si on use de la raison, quand on fait preuve d’esprit critique, qu’on ne se laisse pas formater par l’environnement dans lequel on évolue.
Spinoza nous propose une forme de contrat où le politique pousse chaque individu à s’engager et poser un regard critique, pour alimenter les discussions et le progrès de la société. Et ce contrat tacite offre la liberté à chacun d’exercer sa raison, pour en retour, nourrir cette collectivité. On peut résumer cela en un cercle vertueux : chacun est responsable de sa liberté, mais tout le monde doit pouvoir la trouver.
Mais cela veut dire qu’il faut être extrêmement éduqué pour être heureux… Il faut être un malin !
Dans son livre Éthique, Spinoza pousse le lecteur à se dépasser, à s’éduquer. C’est très moderne et actuel. Si Spinoza vivait dans notre monde d’aujourd’hui, il nous sommerait de sortir de la zone de confort qui est la nôtre.

Sartre dit que tu es responsable de ton bonheur
Dans votre ouvrage, vous faites de Jean-Paul Sartre un philosophe affirmatif : "C’est toi qui construis ta vie", voire presque un prof de développement personnel avec son : "Un petit effort, et tu peux te réinventer, mais attention, tu es responsable de tout".
Sartre nous parle de la liberté qui est la nôtre, liberté à laquelle nous sommes en fait condamnés. Mais quand Sartre nous dit "condamnés à être libre", ce n’est pas pessimiste, mais disons que nous n’avons pas le choix : nous devons poser des choix ! Et ne pas en poser, c’est en poser aussi. La liberté qui est la nôtre, et dont on ne peut se défaire, cette liberté engage la responsabilité.
Bref, pour être heureux, il faut être responsable ?
En fait, les individus créent les valeurs. Sartre n’est pas un adepte de l’impératif kantien [qui dit : "Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle", NdlR]. Pour lui, la morale est quelque chose qui se crée toujours un peu plus, chaque jour, par les humains eux-mêmes. Et comme chaque être humain crée les valeurs, on peut dire que chacun a la responsabilité d’être un modèle pour les autres. C’est l’exemple simple du tri sélectif : si tout le monde prend conscience que c’est le modèle pour tous, alors on parle d’une société dont les citoyens sont engagés.
Jean-Paul Sartre ose dire aussi qu’on peut se planter, quand il dit : "Tu as fait des choix discutables, mais la bonne nouvelle, c’est que rien n’est figé, chaque jour, tu peux en faire de nouveaux."
Se tromper, recommencer, sortir des pensées téléchargées, préfabriquées… Nous sommes toujours en train de nous définir. Il n’y pas de définition arrêtée d’un individu. "On peut être des héros, juste pour un jour", comme dit la chanson de David Bowie. Inversement, ce n’est pas après un acte répréhensible que nous devons nous arrêter à ce statut. Nous sommes trop figés dans la définition de nous-mêmes. Alors qu’il est possible de donner d’autres couleurs à notre existence. Et, selon Sartre, c’est ainsi qu’on trouverait le bonheur.
Quand on prend conscience de cette responsabilité et qu’on l’assume, on prend conscience de cette liberté immense qui est au fond de nous-mêmes. Et, alors, nous sommes capables de bien plus que ce que nous croyons. Notre liberté est un pouvoir énorme.

Hannah Arendt : ça suffit de trimer sans réfléchir plus loin que le bout de son nez
"Métro-boulot-dodo, est-ce bien là, votre bonheur ? Laissez-moi rire." C’est ce que vous faites dire à Hannah Arendt. Qui s’énerve sur la manière dont on croit faire notre bonheur actuel…
Dans ses écrits, Arendt n’a pas abusé du mot "bonheur", mais le concept est toujours en filigranes. Selon elle, l’humanité est définie par trois idées : l’Œuvre, l’Action et le Travail. Ce qu’elle dresse comme constat, à son époque - et cela n’a pas changé voire, même, on s’est enfoncé encore davantage dans cette voie -, c’est que le travail est prédominant sur les deux autres notions. Or c’est l’équilibre des trois notions qui fait la stabilité et le rayonnement de notre humanité. Notre humanité s’appauvrit si elle se laisse dominer par la notion du Travail, qui dénature tout. S’il devient l’objectif unique pour les hommes.
Le Travail dénature l’Action. Et l’Action, c’est la rencontre des différences, qui fait émerger les grandes pensées, les révolutions… L’Action est ce que l’humanité a de plus noble, mais elle perd de sa gloire sous la domination du Travail, qui transforme les individus en des anonymes intégrés comme des statistiques. Ce ne sont plus des individus qui s’engagent. D’ailleurs, désormais on dresse le profil d’une société par le biais de chiffres, de statistiques… Le Travail fait de nous des individus trop fatigués, quand nous rentrons chez nous le soir pour réfléchir, pour trouver l’énergie de faire quelque chose de constructif.
L’Œuvre, enfin, c’est la façon dont l’humanité aménage le monde pour le rendre habitable, la façon dont l’humain rend le monde à son image. L’Œuvre, concrètement, ce sont les villes dans lesquelles nous évoluons, et qui sont tout autre que la simple Nature.
L’Œuvre la plus noble est l’œuvre d’art, qui sublime notre vision du monde. Mais l’Œuvre est dénaturée par le Travail quand l’œuvre d’art devient un objet de loisir - ce qui est tout sauf le rôle de l’art. Si on croit que l’œuvre d’art, c’est le divertissement, le divertissement on l’obtient à force de travail. Le divertissement qui permet de se reposer pour ensuite retravailler…
Hannah Arendt était très lucide par rapport à la condition de l’homme moderne. Aujourd’hui, nous nous enfonçons toujours un peu plus dans cette tendance, et il est difficile d’ébranler la trajectoire de notre société actuelle. Mais il faudrait oser penser autrement la place du travail dans la vie d’un homme.
Le Travail est constitutif de notre humanité, certes, mais il ne faut pas qu’Il se retourne contre nous, que nous devenions l’objet de notre travail. C’est un moyen d’améliorer notre condition, mais Il ne peut être le seul objectif. Sinon on oublie le sens qu’une vie peut avoir.

>>> "Philocomix 2", Rue de Sèvres Éditions (182 pp., 18 €).