Une périphérie lointaine, théâtre de nos vies
D’une vidéo à l’embrasement, il suffit de peu. Plongée lucide dans notre époque violente et connectée.
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Publié le 01-09-2020 à 15h42 - Mis à jour le 02-09-2020 à 11h38
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Après la belle prouesse de Désorientale (paru en 2016), premier roman multi primé, beau succès en librairie, traduit dans une dizaine de langues, l’exercice du deuxième opus peut s’avérer délicat. Rien de tel pour Négar Djavadi (Téhéran, 1969) qui nous emmène cette fois dans un tout autre univers que celui des méandres de l’identité à travers trois générations marquées par la tragédie de la chute : Arène est un texte nerveux, résolument ancré dans le Paris de notre temps et qui prend le temps d’installer une réalité complexe en évitant les clichés.
Il n’a pas oublié d’où il vient malgré sa brillante réussite : Benjamin Grossmann, la trentaine assurée, responsable développement de la branche française d’une plateforme qui a réussi à concurrencer Netflix, est né à Belleville. S’il savoure son statut, obtenu selon lui à la loyale, il n’est pour autant pas dupe du prix qu’il a payé : désormais sans rêves ni désir, il n’est plus qu’un "pantin puissant, aussi factice qu’éphémère". Alors qu’il sera bientôt père et qu’il s’apprête à rejoindre l’Irlande, où ses bureaux vont être délocalisés, un ado en survêtements le bouscule et lui vole son téléphone portable. Un larcin comme il s’en commet des dizaines chaque jour, si ce n’est que son auteur est bientôt retrouvé mort près du canal Saint-Martin, victime d’un règlement de compte, s’empresse-t-on de décréter.
Effet dévastateur
Dans la foulée surgissent sur Twitter quelques minutes de vidéo montrant une policière en intervention au comportement répréhensible. Elle a été filmée par une lycéenne rebelle, assez insensible aux images qu’elle transmet (mais n’a-t-elle pas grandi sur un territoire où les meurtres se succèdent ?), espérant juste créer un beau tapage sous le pseudo qui protège son anonymat. L’effet sera dévastateur, sans que personne ne s’interroge sur le contexte dans lequel les images ont été arrachées ni de la possibilité d’un montage. C’est l’emballement sur les réseaux sociaux, puis bientôt sur les plateaux de télé, avant que la violence ne se déchaîne dans cette zone en déshérence, où les habitants n’ont rien en commun, "même plus l’indifférence". À cheval sur plusieurs arrondissements, le quartier Belleville-Jaurès-Buttes-Chaumont est en effet victime de l’incurie des autorités qui tout à coup, par opportunisme cynique, vont faire mine de s’en préoccuper.

Plusieurs personnages vont apparaître au fil d’un engrenage qui ne dure qu’un peu plus de vingt-quatre heures. Pour chacun, Négar Djavadi prend le temps de planter l’essentiel du parcours de vie et de partager leur ressenti, formant, selon sa manière de conter enracinée dans l’art oriental, comme des cercles concentriques. Au final et accentué par l’emballement, cela donne une galaxie de personnages apparaissant en fin de compte tous reliés, voire enchaînés les uns aux autres.
Réquisitoire
Qu’il s’agisse de la manière dont sont malmenés et abandonnés les migrants (à jamais étreints par "le fil rouge de la guerre"), de l’inaction de l’IGPN face aux violences policières et donc du manque de justice, de l’économie souterraine des travailleurs au noir dont tout le monde profite sans se poser de question, des discours racoleurs d’un extrémiste médiatique, de ces hommes et femmes politiques "inconsistants et creux, qui n’ont même plus le courage de descendre dans l’arène tels qu’ils sont, mais se présentent poudrés et magnifiés de pied en cap par des hordes de communicants", le réquisitoire de Négar Djavadi contre les insuffisances et les bassesses du Paris visé est sans concession. En ce qui concerne les destinées individuelles prises au piège des dérives de cette époque, c’est avec beaucoup de justesse qu’elle interroge autant les responsabilités personnelles que le hasard et ce qui se tisse "à l’intersection de ce qu’on croit qu’il va se produire et ce qu’il se produit vraiment". Et là réside toute la force de ce roman haletant, aussi politique que romanesque, qui ne cesse de confronter le lecteur à l’incertitude comme aux étincelles de violence qui peuvent, en un clin d’œil, tout embraser. "Qui sait si ce que nous considérons comme un début n’est pas en vérité l’instant où notre trajectoire se heurte à celui de quelqu’un d’autre, où ils s’interpénètrent ? Un instant seulement, soudain remarquable parce que chargé d’inattendu. Pourtant, la seconde d’avant, ces existences étaient déjà en mouvement, remplies d’autres récits, lancées sur les chemins sinueux d’autres bonheurs, d’autres drames ou d’autres mensonges, et ce sont toutes ces mosaïques qui se retrouvent face à face, entrent en contact et s’ajustent." Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire.
- Négar Djavadi | Arène | roman | Liana Levi | 432 pp. | env. 22 €, version numérique 16,99 €
EXTRAIT
"Est-ce pour cette raison qu'elle n'a rien ressenti, absolument rien, bien que confrontée à un cadavre pour la première fois ? Ou bien est-ce parce qu'il n'y a ni flaque de sang, ni membres explosés ou déchiquetés pour lui soulever le coeur? Ou alors, à cause du temps passé à mater des séries seules dans sa chambre, sans parler des téléfilms pourris de sa mère, ce genre de scènes fait désormais partie intégrante de son quotidien? Combien d'heures de sa vie ont-elles rempli ? Combien de fois les a-t-elle emportées dans la cuisine, dans la salle de bains, jusque dans son lit, et le sommeil venant, a échafaudé des histoires dans lesquelles elle prenait parfois la place de la victime, parfois celle de l'inspectrice ou du meurtrier ?"