"Apeirogon" de Colum McCann: ensemble, de Jéricho à Jérusalem
Colum McCann nous donne à lire la tragédie sans fin du conflit israélo-palestinien à travers un roman qui est son chef-d’œuvre.
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Publié le 08-09-2020 à 18h39
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"Nos voix nous viennent des autres", écrit Colum McCann dans ses remerciements. Car avant de raconter la tragédie sans fin du conflit israélo-palestinien comme nul ne l’a fait avant lui, l’écrivain irlandais installé à New York s’est mis à l’écoute. Il est allé là-bas à plusieurs reprises, a rencontré les habitants, s’est documenté, a brassé d’innombrables sources. S’il a voulu se placer au plus près du vécu de Bassam Aramin et Rami Elhanan, il n’en demeure pas moins qu’Apeirogon est une œuvre de fiction, par son audacieuse construction, son engagement, ses points de vue démultipliés. Le titre est en soi une déclaration d’intention qui ne se dément pas : en géométrie, l’apeirogon est une forme possédant un nombre infini de côtés. Comme le conflit israélo-palestinien. Comme la réalité que vont affronter ces deux pères, l’un palestinien, l’autre israélien, après la mort de leurs filles. Comme ce texte constitué de 1001 fragments et de quelques photos, qui plongent le lecteur au cœur d’une histoire qu’il croit connaître, mais qu’il va découvrir sous une foule de facettes toutes plus percutantes les unes que les autres.
Comprendre l’histoire d’autrui
Abir avait dix ans quand elle a été tuée près de son école par une balle tirée par un garde-frontière israélien. Smadar en avait quatorze quand un attentat-suicide l’a fauchée en pleine rue. Bassam avait cofondé les Combattants pour la paix, un engagement né des sept années qu’il a passées dans une prison d’Hébron. Rami, qui a porté l’uniforme de l’armée israélienne pendant trois guerres, l’y a rejoint. Ensemble, ils vont parcourir le monde pour témoigner, dire qui étaient leurs filles, dessiller les esprits, inlassablement. "Ils étaient si proches qu’au bout d’un moment Rami avait l’impression que l’un pouvait terminer l’histoire de l’autre." Réunis par un impossible deuil, ils deviennent frères dans leur combat pour la justice et la paix, dénonçant d’une seule voix l’Occupation israélienne. Rien qu’avec des mots. "Le plus grand jihad, dit-il, était la capacité à parler. Voilà ce qu’il faisait présentement. Le langage était l’arme la plus tranchante. Elle était puissante. Il voulait la manier. Il devait se montrer prudent." Leur seul but : tenter d’empêcher que d’autres soient confrontés à la même souffrance. Avec un message simple : "Nous ne sommes pas condamnés, mais nous devons essayer d’écraser les forces qui ont tout intérêt à nous faire taire".
Uppercuts
Leur parcours est singulier, ce qui leur vaut parfois d’être accusés de traîtrise. Bassam le palestinien a étudié l’Holocauste, pour comprendre l’histoire d’autrui. Fils d’un rescapé de la Shoah, Rami n’a jamais fait de politique mais doit composer avec la confusion, le tumulte, le patriotisme. Sa femme Nurit n’est pas en reste, elle qui enseigne à l’université et signe des textes qui fustigent l’Occupation, le service militaire, le racisme.

Du vol des oiseaux (qui peut se révéler riche d’enseignements) aux méthodes d’intimidation et de recrutement d’un informateur, de l’histoire du perfectionnement des armes à la Traversée pour la paix de Philippe Petit, de la beauté des mathématiques aux fondements de "l’armée la plus morale du monde", de l’histoire des religions à la musique, Colum McCann ouvre nos yeux, formant des cercles à partir de l’histoire de deux filles, de deux pères, de deux familles. D’un sujet complexe, l’auteur de Et que le vaste monde poursuive sa course folle (National Book Award en 2009) tisse son roman le plus ambitieux, son chef-d’œuvre. Ni angélisme, ni parti pris, ni jugement dans ce kaléidoscope géant porté par la force de la concision, souvent extrême, qui fait de la plupart de ces 1001 fragments de véritables uppercuts face auxquels on reste souvent interdit. C’est toute la force de ce roman offrant une expérience de lecture hors norme qui, de Jérusalem à Jéricho, aura entremêlé éclats poétiques et faits bruts.
Steven Spielberg a acheté les droits d’adaptation d’Apeirogon. Si on ne doute pas du talent du réalisateur américain, on imagine mal comment le film qui en sera tiré pourrait avoir le même impact sur le spectateur. Il est des textes qui résistent à l’adaptation - ce qui en décuple la portée.
- Colum McCann | Apeirogon | roman | traduit de l’anglais (Irlande) par Clément Baude | Belfond |
510 pp., env. 23 €, version numérique 13,99 €
EXTRAIT
"Rami avait souvent le sentiment de porter en lui neuf ou dix Israéliens qui se chamaillaient. Le tiraillé. Le honteux. L’amoureux. L’endeuillé. Celui qui s’émerveillait devant l’invention du dirigeable. Celui qui savait que le dirigeable l’observait. Celui qui l’observait en retour. Celui qui avait envie d’être observé. L’anarchiste. Le protestataire. Celui qui n’en pouvait plus de voir. De porter ces complexités, d’être tant de gens à la fois, cela lui donnait le tournis. Que dire à ses garçons quand ils partaient au service militaire ? Que dire à Nurit quand elle lui montrait les manuels scolaires ? Que dire à Bassam quand il se faisait arrêter aux checkpoints ? Que ressentir chaque fois qu’il ouvrait le journal ? Que penser quand les sirènes retentissaient le Jour du souvenir ? Que se demander quand il croisait un homme en keffieh ? Que ressentir quand ses fils devaient monter dans un bus ?"