La fabrique des fantômes
Robin Robertson magnifie l’impossible retour à la vie d’un vétéran de la Seconde Guerre.
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Publié le 09-09-2020 à 10h49 - Mis à jour le 09-09-2020 à 13h25
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Poète, éditeur d’Irvine Welsh, de John Banville et de James Kelman, Robin Robertson (Scone, 1955) signe avec Walker un premier roman, par sa fluidité, qui est aussi poème, par sa forme. Jeune soldat canadien qui a combattu en Normandie, en Belgique et en Hollande, Walker a préféré s’installer à New York plutôt que de retrouver Cap-Breton où l’attendait sa fiancée. Nous sommes en 1946, et si l’Amérique aide a minima ses vétérans pour trouver un logement ou des repas, elle ne se préoccupe pas de leurs traumatismes. À New York, ville qui étincelle la nuit, quand "de jour c’était autre chose", Walker ne parvient qu’à décrocher de petits boulots sur les docks. Après un an de ce régime précaire, il décide de rejoindre Los Angeles.
Il prend d’abord le temps d’éprouver la ville, la sillonnant sans fin. Comme il aime la littérature et pense savoir écrire, il tente sa chance dans les journaux. Et décroche un poste de reporter débutant, affecté aux faits divers, au Press. Mais ce qui l’intéresse bientôt, c’est le sort des sans-abri. S’en sentant leur frère, il choisit les délaissés. Il ose alors proposer une vaste enquête sur le sujet. Séduit par ce projet, son rédacteur en chef l’envoie à San Francisco pour le réaliser. "On a gagné la guerre, on vit comme des vaincus", constate ce dernier.
Transformation
Sa mission accomplie, il est de retour à Los Angeles. Il n’est pas parti longtemps, mais il reconnaît à peine la ville. La course au béton et au pétrole est lancée, avec tout ce que cela implique pour les habitants expulsés qui voient leurs lieux de vie transformés en parkings, et pour les arbres arrachés sans état d’âme. Cette transformation se répercute dans la criminalité, qui évolue elle aussi : la mort y est devenue plus présente.
Au fil du texte dont se dégagent de fortes images, et alors que Walker peine à surmonter les souvenirs de la guerre qui l’assaillent sans relâche, il est comme rattrapé par ce qui se déroule sous ses yeux. Démolitions, chutes de gravats, grues montées sur chenilles : tout le renvoie aux champs de bataille, aux villages dévastés.

Tout, la camaraderie en moins. Car Walker est irrémédiablement seul. S’il écrit à Annie, sa fiancée, il se sait trop métamorphosé pour la retrouver. La rédaction du Press n’est pour lui d’aucun secours, même confraternel. Et Billy, son seul ami, vétéran lui aussi, s’est retrouvé à la rue sans pouvoir lutter, où les démons l’ont emporté. Plus le temps passe - nous sommes en 1951, puis en 1953 -, plus les épisodes de la guerre reviennent avec force. Ce passionné de cinéma - Walker écrira d’ailleurs de temps à autre quelques critiques - n’en finit pas de voir se dérouler le film de sa guerre. Et de porter un fardeau trop lourd.
Sans espoir
D’une écriture aérienne et somptueuse, qui effleure à peine l’intériorité de Walker, préférant nous figurer sans en avoir l’air l’ampleur de son mal-être, Robin Robertson tisse un texte délicat, précieux, l’odyssée sans espoir d’une âme perdue. Qui s’émeut du parfum de la glycine ou du spectacle de l’océan. Qui peine à trouver sa place dans une société aveugle et déshumanisée qui ne fabrique que des fantômes. Qui cherche un moyen d’expier son passé. Qui est déçu par une terre (et un soleil californien) qui ne tient pas ses promesses. Entre désillusion et nostalgie, Walker nous aura happé dans son saisissant sillage, semé de troublants échos à l’Amérique chaotique d’aujourd’hui.
- Robin Robertson | Walker | roman | traduit de l’anglais (Écosse) par Josée Kamoun | L’Olivier |
251 pp., env. 23 €, version numérique 16,99 €
EXTRAIT
"Les gens viennent à Los Angeles pour y trouver un refuge, un sanctuaire, mais à la place, ce qui les attend, c’est cette population de masse, mécanisée, qui se déplace dans un espace confiné presque sans heurt ni accident. Les bruits et les mouvements de la guerre : la chorégraphie d’une bataille, sans les armes.
Quand je suis parti combattre, Maman, ne sachant que dire, m’a tendu une écharpe."