Thriller angoissant dans une langue somptueuse
Avec "Histoires de la nuit", Laurent Mauvignier signe un admirable roman, un suspense littéraire et psychologique.
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Publié le 28-09-2020 à 15h24 - Mis à jour le 28-09-2020 à 15h25
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Histoires de la nuit est un formidable roman qui se déroule en un jour et une nuit. La narration démarre lentement, Laurent Mauvignier plante le décor du huis clos à venir : on est dans une ferme de la campagne française, au village imaginaire de La Bassée, dans le hameau dit L’écart des trois filles. La famille Bergogne habite une ferme. Il sont trois : Patrice, l’agriculteur un peu lourdaud et taiseux, sa femme Marion et leur fille Ida. Dans la maison d’à côté loge seule, Christine, une artiste peintre venue se réfugier là. Il est juste question, à un moment, de mystérieuses lettres de menace.
Après cette centaine de pages d’introduction, le roman devient un thriller haletant, angoissant, qu’on ne lâche plus même si le livre fait plus de 600 pages.
La soirée devait être celle des 40 ans de Marion. Mais trois hommes inconnus, des frères, surgissent souriants, s’invitant à la fête apportant champagne et confettis. Mais ils sont d’emblée très inquiétants, de vrais psychopathes, l’un d’eux est carrément fou dangereux. Ils ont "cette douceur sucrée qu’ils laissent flotter dans l’air, au contraire de ce ton bienveillant ou conciliant qu’ils affichent trop ostensiblement et auquel personne ne croit, dont l’effet n’est pas la bienveillance réciproque ou la conciliation, mais d’électriser les gestes pourtant si réduits, si quelconques." Un mélange "de fête et de terreur suspendues".
Si on sent d’emblée les menaces qu’apportent ces trois hommes, Laurent Mauvignier ne distille que lentement les raisons de leur venue et leur lien avec certains habitants de la ferme. Une fois le roman terminé, on ne comprend d’ailleurs pas encore tout.
Soumissions
On ne dira rien de ce suspense angoissant et sanglant pour ne pas gâcher le plaisir formidable de le découvrir dans le roman.
Histoires de la nuit est d’abord un très grand roman sur ce passé qui se rappelle douloureusement à nous, sur la soumission qui reste à nos années de malheur et d’errance, ou à nos parents dysfonctionnels, ou à une adolescence en rade, ou à la misère des franges de la société. Roman sur la soumission aussi des femmes aux désirs tordus des hommes, eux-mêmes victimes. Roman sur toutes ces humiliations subies qui laissent des cicatrices qu’on peine à cacher.
Un livre qui s’intéresse à cette campagne qui va être "aspirée, bouffée, digérée et chiée par la vie moderne" pense le fermier Bergogne.
Chaque protagoniste a sa part d’ombre qui se révèle dans cette nuit d’angoisse. Face à la peur, on découvre ainsi chez l’une "une obséquiosité craintive et presque veule, une façon d’accepter sa mainmise, abandonnant tout, se déshabillant d’elle-même et de l’image qu’elle avait tant aimé donner aux autres."
Mais ce qui rend le roman si formidable, c’est sa langue. Un superbe exercice littéraire. Avec des phrases longues et belles comme du Proust, des phrases qui peuvent s’étirer sur presque une page. Le temps et l’action sont suspendus, étirés au maximum, décomposés comme dans un ralenti cinématographique, comme dans les photographies de Muybridge où l’on voyait le film, image par image, d’un homme qui court.
Dans la tête
Mauvignier nous fait entrer dans la tête de chaque protagoniste, avec ses doutes, ses souvenirs intempestifs, ses craintes, sa tendresse refoulée, son agressivité, ses questionnements sur cette vie qu’on a ratée ou qu’on a feint de réussir, donnant à tous une épaisseur psychologique remarquable.
La longueur des phrases épouse bien les circonvolutions de la pensée et la creuse.
L’exploit de Laurent Mauvignier est que, loin de diminuer la tension, cette dilatation maximale de l’action et du suspense rend ce dernier encore plus fort, au plus près de la psychologie humaine. Plus la phrase s’allonge, plus l’angoisse augmente. Quelques minutes d’action deviennent dans le roman des heures de lectures. Du très grand art.
Histoires de la nuit Roman De Laurent Mauvignier, Les Éditions de Minuit, 640 pp. Prix env. 24 €, version numérique 17 €
