Jeanne d’Arc, une figure qui nous dépasse
Jeanne d’Arc continue de fasciner, 600 ans après sa naissance. Cinéastes, politiciens, historiens les plus sérieux. Ils cherchent à éclairer une femme historique qui confine au mystérieux.
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Publié le 06-10-2020 à 09h14
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Philippe Contamine est historien. Grand spécialiste de Jeanne d’Arc, il sait que son sujet est tissé de complexités. Parce qu’il faut bien connaître le contexte de l’histoire de France au début du XVe siècle pour saisir les enjeux que représente la Pucelle d’Orléans.
Le personnage dérange, surprend, fascine, fait encore parler (on parlera aussi de l’ouvrage de Colette Beaune)… Et a été largement récupéré – souvent de manière grossière ou réductrice. Mais, quand on se penche sur Jeanne d’Arc en 2020, soit 600 ans après sa naissance, que nous raconte-t-elle d’elle, et de nous ?
L’épopée de Jeanne d’Arc a-t-elle forgé le sentiment français ?
L’intérêt de l’épopée de Jeanne d’Arc est de mêler la religion et la politique. Mais revenons un peu au contexte. Depuis le début du XIVe siècle, il y avait deux maisons qui prétendaient à la couronne de France : les Valois et les Plantagenêt (rois d’Angleterre depuis deux siècles). Cette lutte dynastique s’est transformée en une lutte entre deux royaumes, voire deux peuples. Les Français et les Anglais. Quand Jeanne d’Arc apparaît vers 1420, ce conflit qu’on appelle la guerre de Cent Ans, et qui a eu de grandes conséquences en termes de dévastations, a déjà 80 ans, soit deux générations.
“Au commencement, était le mythe”, écrivez-vous en parlant de Jeanne d’Arc. Sacrée formule biblique. Pourquoi y a-t-il eu, à cette époque, la nécessité de créer un mythe autour de cette jeune femme – car elle fut un mythe dès son vivant !
C’est une jeune fille de 17 ans, qui vient des marches du royaume de France, proche de la Lorraine, et qui a reçu pour mission d’aider le roi de France a être reconnu comme roi légitime. Elle a deux missions : lever le siège d’Orléans qui durait depuis plusieurs mois (et si Orléans basculait, Charles VII devait plier bagage). Sa seconde mission : mener Charles VII se faire sacrer à Reims, par l’huile de la Sainte Ampoule qui oint les rois de France depuis Clovis. Les faits ont été examinés et nous avons vu dans son comportement rien qui ne soit dissuasif.
Et, cependant, aux côtés du discours positif et rationnel, un mythe s’est constitué. Elle avait été annoncée, par exemple, par des prophéties, et elle se présente elle-même comme une prophétesse, car elle annonce l’avenir. Enfin, elle dit qu’elle va réaliser ces prophéties. À côté de cela, on raconte, aussi, rapidement, des épisodes merveilleux sur sa naissance, sa jeunesse. Le mythe de la bergère dont le troupeau a été épargné par le loup, celui de Jeanne, fille de roi. Ce discours mythologique a eu du succès dans la mentalité médiévale.
Dans cette France du XVe, les populations qui transmettent ce mythe ont besoin de cette personne qui les sauvera ?
On attendait quelqu’un qui sauverait les gens du malheur. Et ce quelqu’un est une femme, issue du milieu populaire, toute jeune. C’est le plus petit qui va sauver les gens du plus grand malheur. Souvenez-vous du Magnificat. [NdlR : “Il a renversé les puissants de leurs trônes et élevé les humbles. Il a comblé de bien les affamés et renvoyé les riches les mains vides”]. Cette histoire fonctionne dans la religiosité du XVe siècle.
Existe-t-il une figure historique comparable à Jeanne d’Arc ?
J’ai un peu prospecté. Il y a quantité de cultures dans lesquelles il est dit qu’une femme aide à la libération de la nation. En Corée, en Afrique du nord. Mais quelqu’un qui a ce caractère surnaturel, le fait qu’elle était jeune, frêle, issue de rien, et dont les gestes ont des conséquences importantes… C’est quelque chose d’unique. Des femmes qui avaient sauvé leur peuple, cela existait dans la Bible avec Judith et Ester. Mais ce qui fait contraste, c’est la fin sur le bûcher de Rouen. Malraux disait : “C’est la seule figure de victoire, qui soit aussi figure de pitié”.
Quand on condamne Jeanne d’Arc, que condamne-t-on ? La subversion ? La désobéissance ? Sa capacité d’influence sur les événements politiques et militaires ?
On la condamne pour des raisons politiques. Elle va à l’encontre des promesses annoncées par le traité de Troyes, qui proposait une solution de paix aux deux royaumes. Elle est un obstacle à ce traité de paix. C’est pour cela qu’il fallait neutraliser Jeanne d’Arc. Lors de son procès, on a cherché à dissimuler cette dimension politique. On ne l’a pas accusé car elle était partisane de Charles VII, mais pour des raisons religieuses. On a listé plusieurs griefs, dont le fait qu’elle avait porté des vêtements d’homme, au combat mais aussi au repos.
Et puis, son inspiration venait de ses voix, saint Michel, sainte Marguerite, sainte Catherine (cf. aussi plus bas). Ils sont ses conseils dans l’action de chaque jour. Mais qu’est-ce que c’est que ces voix ? Ou bien elle a inventé, ou bien elle est folle, ou sont-ce des voix diaboliques ?
Au moment de son procès, Jeanne d’Arc se rend-elle compte que sa vie est en danger ? Qu’elle court à sa perte.
Elle le sait, oui. Alors, certes, elle cherche à s’en sortir : la peur de la mort existe chez elle, mais elle tient bon. Quels que soient les risques, sa mission de “bouter les Anglais hors de France” n’a pas été réalisée. Elle devait reprendre Paris et chasser les Anglais et elle ressent ce sentiment d’inachèvement. Il y a quelque chose de tragique dans tout cela, dont elle est consciente.
Le personnage historique est-il encore beaucoup enseigné ? Et que lui attribue-t-on comme rôle dans l’histoire ?
Elle demeure connue, mais de façon lointaine. Pour beaucoup de jeunes, Jeanne d’Arc, c’est la pucelle qui a eu des malheurs. Le mot “pucelle”, du reste, prête à sourire de nos jours. Elle fait partie du roman national, aux côtés de Napoléon et de Louis XIV.
De plus, cette histoire des voix, c’est difficile à comprendre pour nous, car on n’est plus dans la religiosité médiévale. Le monde est un peu désenchanté, mais, du même coup, Jeanne d’Arc sans ses voix, qu’est-ce que c’est ? Pour moi, Jeanne d’Arc, c’est le mystère d’une vocation. Comment une petite jeune fille, née dans son village de Domrémy, a compris que lui était imposée une mission, celle de sauver le Saint Royaume de France, qui était menacé de disparaître ?
Comment pouvez-vous expliquer sa récupération politique ?
Il y a plusieurs récupérations, mais on pense au Front national. D’après la version du FN, la France est menacée d’invasion et Jeanne d’Arc, elle s’opposait à l’invasion de “l’étranger”. De même, elle a repoussé l’envahisseur, et c’est ce parallèle qui est grossièrement fait. C’est une vision simpliste des choses. À la dimension proprement spirituelle, le FN n’attache aucune importance.

Jean-Marie Le Pen, devant la statue de Jeanne d'arc, que le FN use comme "égérie"
Pour nous autres du XXIe siècle, que pourrait signifier Jeanne d’Arc ? C’est un personnage rempli d’abnégation, qui dégage un sentiment qui n’est plus de notre époque.
Il est sûrement difficile de dire qu’elle pourrait être un modèle. Entre 1910 et 1940, elle était présentée comme modèle aux jeunes filles catholiques de France – un modèle inaccessible. Nous n’en sommes plus là, mais je vois cette histoire comme vraie, touchante, dramatique, avec une charge émotionnelle et spirituelle étonnante. C’est une histoire fascinante, dans un contexte qui n’est plus du tout le nôtre, et, à la fois, elle nous parle encore. Il y a des œuvres d’art, des films, des peintures qui célèbrent Jeanne d’Arc. C’est un personnage dans le dépassement, et ça c’est fort mais presque incompréhensible, car il est impossible d’entrer dans l’intériorité d’une jeune femme du XVe siècle.
Peut-on dire Jeanne d’Arc mystique ? Des philosophes dont Bergson l’ont dit, et je n’irai pas au-delà et en deçà de Bergson !

Ingrid Bergman, en Jeanne d'Arc, dans la version de Fleming, façon peplum biblique.

La Passion de Jeanne d'Arc", de Carl Theodore Dryer, en 1928
“Jeanne d’Arc et son époque. Essais sur le XVe siècle français”, de Philippe Contamine, éd. du Cerf, 374 pp., 25 €.
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LE SAVIEZ-VOUS ? Jeanne d'Arc avait-elle des voix ?
Les historiens au combat. Colette Beaune est historienne et spécialiste de Jeanne d’Arc. Après avoir collaboré, avec Philippe Contamine, à la réalisation d’un documentaire sur Arte à propos de La Pucelle, l’historienne a constaté que les médias adoraient raconter tout et n’importe quoi sur Jeanne, sulfureuse, mystérieuse. Et au diable la vérité historique !
Dans son ouvrage, Jeanne d’Arc. Vérités et Légendes, l’on s’est penché sur un des chapitres les plus épineux – dont Philippe Contamine nous a conté un peu : les voix de Jeanne d’Arc.
Les voix qu’a entendues Jeanne d’Arc sont à l’origine même de son action au cœur de l’histoire. Saint Michel, Sainte Catherine, et Sainte Marguerite lui intiment une mission, celle de sauver le Royaume de France. La question des voix se pose essentiellement lors du procès de Rouen, quand les Anglais cherchent à faire passer Jeanne d’Arc pour une entremetteuse du diable, qui, en fait, lui chuchotait à l’oreille. Certes, [Avec cette histoire de voix], “les historiens laïcs se retrouvent devant un problème complexe. Mais “ce qui compte, conclue l’historienne, c’est que Jeanne et ses contemporains y ont cru. Les voix sont un fait historique incontestable. Qu’elles aient existé ou non, elles ont fonctionné comme du vrai”. Et toc pour les incrédules.